Magazine
February 19, 2020

Mais où est passée la dignité du travail ?

Comment l’histoire des mutations du travail aux Etats-Unis éclaire-t-elle ses évolutions actuelles ?

Laëtitia Vitaud : L’histoire du travail et des corporations aux États-Unis n’a pas été binaire. L’ère pré-industrielle correspond à la fois à la protection forte des corps de métiers avec des barrières à l’entrée et à la sortie et de bonnes conditions de travail mais également à une grande fermeture. Ce système protecteur, seuls les hommes blancs en bénéficiaient. Une bascule s’est opérée avec l’arrivée massive de travailleurs fin du XIXe. Les artisans ont été confrontés à des travailleurs d’un nouveau genre, des industriels aux ouvriers non spécialisés. A la fin, ce sont les ouvriers non spécialisés qui l’ont emporté, en imposant un nouveau modèle de travail à la fois plus aliénant et ne procurant aucune fierté. Nous sommes donc passés d’un modèle organisé autour d'un métier et d'un savoir-faire, avec une dignité au travail, à des individus interchangeables, nouveaux boulons d’une organisation industrielle déshumanisante.

Le travail a changé pour le pire… et pour le meilleur ?

L. V. : Au XXe siècle, les mutations du travail n’ont pas été uniquement négatives. Le mouvement d’ouverture et d’universalisation du travail, bien que masculin, a permis de véritables avancées en matière de protection sociale. En témoignent les premiers exemples de retraites à Detroit dans les années 50. Si l'histoire s'arrêtait là, nous pourrions dire : certes l’industrie a gagné, mais avec un modèle qui a bénéficié au plus grand nombre. Un mal pour un bien, donc ! 

“Aujourd’hui, nous abattons progressivement tous les acquis sociaux sans revenir à une forme de dignité du travail.”

Sauf que l’histoire a continué et aujourd’hui, nous abattons progressivement tous les acquis sociaux sans avoir conservé pour autant les corps de métiers de l’ère pré-industrielle. Nous sommes nus : sans savoir-faire qui apportent de la valeur et de la dignité au travail et sans protection sociale.

Quel a été le rôle du syndicalisme face à ces évolutions du travail et de ses protections ?  

L. V. : Malheureusement, le syndicalisme n'a pas muté. Il ne s’est pas ouvert ; ce sont toujours les “insiders” du système qui sont représentés, ceux dont les carrières suivent les codes masculin/industriel. Pour les auto-entrepreneurs et les indépendants - du chauffeur Uber à des personnes comme moi - on n’arrive pas à faire converger les intérêts et les luttes. Les “nouveaux métiers” sont fragmentés et dans l’impossibilité de trouver une communauté d’intérêt. Toute action collective est tuée dans l’œuf car on se dit “la protection, pour quoi faire, je n’en profiterai pas de toute manière”. Et nous avons raison. Pourtant, plutôt que d’abandonner ces combats, nous aurions intérêt à résorber cet éclatement en créant un syndicat qui représenterait ces nouvelles catégories de travailleurs et qui serait légitime pour le faire, c’est à dire conscient des réalités du travail moderne. 

Qui sont ces “travailleurs modernes” qui subissent de plein fouet les mutations du travail ?

L. V. : Les premières victimes, ce sont les personnes qui vivent en dehors des “zones d’opportunités”. Ces personnes ont peu d’horizons professionnels, soit parce que les opportunités leur sont invisibles du fait de leur modeste réseau, soit parce qu’elles ne sont pas assez mobiles pour en profiter. Avec la flambée des prix de l’immobilier, les “zones d’opportunités” sont totalement inaccessibles à toute une partie de la population. Inversement, leur logement a de fortes chances de se trouver dans une zone “perdante”. D’après les études de Xavier Timbeau de l’OFCE réalisée en Ile de France, alors que les prix de l’immobilier ont explosé dans certaines zones, dans d’autres, ils n’ont pas bougé, voire décliné. 

“Quand des zones se densifient et deviennent des zones d’opportunités économiques dans lesquelles il est possible de gagner 1000€/jour, dans d’autres c’est le contraire.” 

Il suffit de croiser les chiffres de la répartition des revenus avec ceux sur la mobilité et les prix de l’immobilier pour savoir si tu habites dans un “ghetto”. S’emparer politiquement du sujet de la rente immobilière me semble donc primordial pour favoriser l’accès aux opportunités : éviter la fuite des riches (souvent blancs) vers de nouveaux territoires pour limiter la paupérisation des zones qu’ils quittent. 

Quelle place pour les femmes dans ces mutations du travail ?

L. V. : Celles et ceux qui ont un travail dit “féminin” sont aussi précarisés. C’est le paradoxe de la valeur du travail féminin qui est à la fois infinie et nulle. Donner de l'amour, élever un enfant, prendre soin des autres - que ce soit dans un cercle familial ou professionnel - est quelque-chose de si fort, unique et singulier, que tu ne peux pas le monétiser car cela a une valeur infinie et inatteignable. Si on le faisait, alors on entrerait dans une forme de prostitution aliénante. 

“En plus d’être violente, la définition uniquement financière de la valeur du travail favorise la division entre les hommes et les femmes”

Sauf que ce discours a conduit à mettre à l’écart de l'économie ces travailleuses et à donner à leur travail la valeur économique de zéro. Ce qui n’est pas la même chose que l’infini ! La valeur de zéro est synonyme d’une extrême pauvreté et d’une forte précarité pour les personnes qui font ce sacrifice. La question, c’est donc comment réintégrer ce travail dans l’économie de manière organique, sans rien enlever de sa valeur. 

Comment sortir de ces déterminismes sociaux ? 

L. V. : Aujourd’hui, il faut impérativement ré-interroger la valeur du travail. Pour cela, nous pouvons nous tourner vers des auteurs qui réfléchissent aux fondements du travail et se demandent comment notre économie a pu se constituer sur une définition uniquement financière de la valeur, une définition délétère et destructrice, qui nous appauvrit en tant que travailleurs, en tant que consommateurs, et en tant que personne. Et qui en plus d’être violente, favorise la division entre les hommes et les femmes et, d’une façon générale, entre différentes catégories de personnes. 

À ce titre, j’évoquerais Frederici avec Caliban et la Sorcière que j’effleure dans mon livre Du labeur à l’ouvrage. Je recommande également Supiot et l’Esprit de Philadelphie, où il est question de dignité et d’artisanat, même si ce mot n’est jamais utilisé, ainsi que Mazzucato. Bien que nous ayons de très bons auteurs français, les références anglo-saxonnes me semblent incontournables. Car c’est avant tout en Grande Bretagne puis au Etats-Unis que s’est positionné le centre de gravité de notre histoire industrielle moderne. 

Comment relire ces ouvrages sans s’enfermer dans une lecture univoque du passé ?

L. V. : L’écriture de l’histoire en France est très égocentrée et souffre encore aujourd’hui de l’absence des femmes, comme des autres minorités, dans les lectures qu’elle propose. Dans l’historiographie, il y a toujours un point de vue : ce sont souvent des syndicalistes, et des hommes, qui écrivent.

“Un livre n’est ni un catalogue, ni une page wikipédia, c’est une intertextualité, une rencontre entre d’autres livres et humains.”

Lorsque j’écris, je pense souvent à la phrase suivante d’André Gide : “Tout a déjà été dit, mais comme personne n'écoute, il faut sans cesse recommencer.”. En plus d’être une vraie libération, cette phrase rappelle que l’écriture est le résultat d’une individualité couplée à des choix et chemins que prend celui qui écrit. Un livre n’est ni un catalogue, ni une page wikipédia, c’est une intertextualité, une rencontre entre d’autres livres et humains. C’est pourquoi écrire à partir de points de vue divers est important. Sans cela, nous prenons le risque d’être confronté aux mêmes discours et de s’enfermer dans des carcans. Et pour être honnête, je pense que beaucoup de choses mériteraient d’être réécrites. 

_______

Auteure et conférencière spécialisée sur les questions de futur du travail, Laëtitia Vitaud est agrégée d’anglais et rédactrice en chef du média «  entreprises  » de Welcome to the Jungle. Elle publie en 2019 Du Labeur à l’ouvrage, une histoire précise et détaillée des mutations du travail et du syndicalisme depuis le XXe siècle. Les dernières actualités de Laëtitia Vitaud sont à suivre ici.
_______

Sur le même sujet:

> "Une loi travail pour le XXIe siècle"

> "Lâchez-nous avec la valeur travail !"

> "Mutation du travail, vers un conflit de générations ?"

Un grand merci à Samuel Chabré pour sa participation lors de l’entretien et à Solène Manouvrier pour son aide dans l’édition de cet article. 

Mais où est passée la dignité du travail ?

by 
Clothilde Sauvages
Magazine
February 18, 2020
Mais où est passée la dignité du travail ?
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ENTRETIEN avec Laëtitia Vitaud. Alors que la mobilisation nationale et interprofessionnelle contre la réforme des retraites continue, Laëtitia Vitaud livre une analyse historique des mutations du travail et du syndicalisme dans son dernier livre Du labeur à l’ouvrage. Ou comment le travail a progressivement perdu de son sens, de ses protections et de sa dignité.

Comment l’histoire des mutations du travail aux Etats-Unis éclaire-t-elle ses évolutions actuelles ?

Laëtitia Vitaud : L’histoire du travail et des corporations aux États-Unis n’a pas été binaire. L’ère pré-industrielle correspond à la fois à la protection forte des corps de métiers avec des barrières à l’entrée et à la sortie et de bonnes conditions de travail mais également à une grande fermeture. Ce système protecteur, seuls les hommes blancs en bénéficiaient. Une bascule s’est opérée avec l’arrivée massive de travailleurs fin du XIXe. Les artisans ont été confrontés à des travailleurs d’un nouveau genre, des industriels aux ouvriers non spécialisés. A la fin, ce sont les ouvriers non spécialisés qui l’ont emporté, en imposant un nouveau modèle de travail à la fois plus aliénant et ne procurant aucune fierté. Nous sommes donc passés d’un modèle organisé autour d'un métier et d'un savoir-faire, avec une dignité au travail, à des individus interchangeables, nouveaux boulons d’une organisation industrielle déshumanisante.

Le travail a changé pour le pire… et pour le meilleur ?

L. V. : Au XXe siècle, les mutations du travail n’ont pas été uniquement négatives. Le mouvement d’ouverture et d’universalisation du travail, bien que masculin, a permis de véritables avancées en matière de protection sociale. En témoignent les premiers exemples de retraites à Detroit dans les années 50. Si l'histoire s'arrêtait là, nous pourrions dire : certes l’industrie a gagné, mais avec un modèle qui a bénéficié au plus grand nombre. Un mal pour un bien, donc ! 

“Aujourd’hui, nous abattons progressivement tous les acquis sociaux sans revenir à une forme de dignité du travail.”

Sauf que l’histoire a continué et aujourd’hui, nous abattons progressivement tous les acquis sociaux sans avoir conservé pour autant les corps de métiers de l’ère pré-industrielle. Nous sommes nus : sans savoir-faire qui apportent de la valeur et de la dignité au travail et sans protection sociale.

Quel a été le rôle du syndicalisme face à ces évolutions du travail et de ses protections ?  

L. V. : Malheureusement, le syndicalisme n'a pas muté. Il ne s’est pas ouvert ; ce sont toujours les “insiders” du système qui sont représentés, ceux dont les carrières suivent les codes masculin/industriel. Pour les auto-entrepreneurs et les indépendants - du chauffeur Uber à des personnes comme moi - on n’arrive pas à faire converger les intérêts et les luttes. Les “nouveaux métiers” sont fragmentés et dans l’impossibilité de trouver une communauté d’intérêt. Toute action collective est tuée dans l’œuf car on se dit “la protection, pour quoi faire, je n’en profiterai pas de toute manière”. Et nous avons raison. Pourtant, plutôt que d’abandonner ces combats, nous aurions intérêt à résorber cet éclatement en créant un syndicat qui représenterait ces nouvelles catégories de travailleurs et qui serait légitime pour le faire, c’est à dire conscient des réalités du travail moderne. 

Qui sont ces “travailleurs modernes” qui subissent de plein fouet les mutations du travail ?

L. V. : Les premières victimes, ce sont les personnes qui vivent en dehors des “zones d’opportunités”. Ces personnes ont peu d’horizons professionnels, soit parce que les opportunités leur sont invisibles du fait de leur modeste réseau, soit parce qu’elles ne sont pas assez mobiles pour en profiter. Avec la flambée des prix de l’immobilier, les “zones d’opportunités” sont totalement inaccessibles à toute une partie de la population. Inversement, leur logement a de fortes chances de se trouver dans une zone “perdante”. D’après les études de Xavier Timbeau de l’OFCE réalisée en Ile de France, alors que les prix de l’immobilier ont explosé dans certaines zones, dans d’autres, ils n’ont pas bougé, voire décliné. 

“Quand des zones se densifient et deviennent des zones d’opportunités économiques dans lesquelles il est possible de gagner 1000€/jour, dans d’autres c’est le contraire.” 

Il suffit de croiser les chiffres de la répartition des revenus avec ceux sur la mobilité et les prix de l’immobilier pour savoir si tu habites dans un “ghetto”. S’emparer politiquement du sujet de la rente immobilière me semble donc primordial pour favoriser l’accès aux opportunités : éviter la fuite des riches (souvent blancs) vers de nouveaux territoires pour limiter la paupérisation des zones qu’ils quittent. 

Quelle place pour les femmes dans ces mutations du travail ?

L. V. : Celles et ceux qui ont un travail dit “féminin” sont aussi précarisés. C’est le paradoxe de la valeur du travail féminin qui est à la fois infinie et nulle. Donner de l'amour, élever un enfant, prendre soin des autres - que ce soit dans un cercle familial ou professionnel - est quelque-chose de si fort, unique et singulier, que tu ne peux pas le monétiser car cela a une valeur infinie et inatteignable. Si on le faisait, alors on entrerait dans une forme de prostitution aliénante. 

“En plus d’être violente, la définition uniquement financière de la valeur du travail favorise la division entre les hommes et les femmes”

Sauf que ce discours a conduit à mettre à l’écart de l'économie ces travailleuses et à donner à leur travail la valeur économique de zéro. Ce qui n’est pas la même chose que l’infini ! La valeur de zéro est synonyme d’une extrême pauvreté et d’une forte précarité pour les personnes qui font ce sacrifice. La question, c’est donc comment réintégrer ce travail dans l’économie de manière organique, sans rien enlever de sa valeur. 

Comment sortir de ces déterminismes sociaux ? 

L. V. : Aujourd’hui, il faut impérativement ré-interroger la valeur du travail. Pour cela, nous pouvons nous tourner vers des auteurs qui réfléchissent aux fondements du travail et se demandent comment notre économie a pu se constituer sur une définition uniquement financière de la valeur, une définition délétère et destructrice, qui nous appauvrit en tant que travailleurs, en tant que consommateurs, et en tant que personne. Et qui en plus d’être violente, favorise la division entre les hommes et les femmes et, d’une façon générale, entre différentes catégories de personnes. 

À ce titre, j’évoquerais Frederici avec Caliban et la Sorcière que j’effleure dans mon livre Du labeur à l’ouvrage. Je recommande également Supiot et l’Esprit de Philadelphie, où il est question de dignité et d’artisanat, même si ce mot n’est jamais utilisé, ainsi que Mazzucato. Bien que nous ayons de très bons auteurs français, les références anglo-saxonnes me semblent incontournables. Car c’est avant tout en Grande Bretagne puis au Etats-Unis que s’est positionné le centre de gravité de notre histoire industrielle moderne. 

Comment relire ces ouvrages sans s’enfermer dans une lecture univoque du passé ?

L. V. : L’écriture de l’histoire en France est très égocentrée et souffre encore aujourd’hui de l’absence des femmes, comme des autres minorités, dans les lectures qu’elle propose. Dans l’historiographie, il y a toujours un point de vue : ce sont souvent des syndicalistes, et des hommes, qui écrivent.

“Un livre n’est ni un catalogue, ni une page wikipédia, c’est une intertextualité, une rencontre entre d’autres livres et humains.”

Lorsque j’écris, je pense souvent à la phrase suivante d’André Gide : “Tout a déjà été dit, mais comme personne n'écoute, il faut sans cesse recommencer.”. En plus d’être une vraie libération, cette phrase rappelle que l’écriture est le résultat d’une individualité couplée à des choix et chemins que prend celui qui écrit. Un livre n’est ni un catalogue, ni une page wikipédia, c’est une intertextualité, une rencontre entre d’autres livres et humains. C’est pourquoi écrire à partir de points de vue divers est important. Sans cela, nous prenons le risque d’être confronté aux mêmes discours et de s’enfermer dans des carcans. Et pour être honnête, je pense que beaucoup de choses mériteraient d’être réécrites. 

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Auteure et conférencière spécialisée sur les questions de futur du travail, Laëtitia Vitaud est agrégée d’anglais et rédactrice en chef du média «  entreprises  » de Welcome to the Jungle. Elle publie en 2019 Du Labeur à l’ouvrage, une histoire précise et détaillée des mutations du travail et du syndicalisme depuis le XXe siècle. Les dernières actualités de Laëtitia Vitaud sont à suivre ici.
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Sur le même sujet:

> "Une loi travail pour le XXIe siècle"

> "Lâchez-nous avec la valeur travail !"

> "Mutation du travail, vers un conflit de générations ?"

Un grand merci à Samuel Chabré pour sa participation lors de l’entretien et à Solène Manouvrier pour son aide dans l’édition de cet article. 

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Clothilde Sauvages
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February 18, 2020

Mais où est passée la dignité du travail ?

by
Clothilde Sauvages
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ENTRETIEN avec Laëtitia Vitaud. Alors que la mobilisation nationale et interprofessionnelle contre la réforme des retraites continue, Laëtitia Vitaud livre une analyse historique des mutations du travail et du syndicalisme dans son dernier livre Du labeur à l’ouvrage. Ou comment le travail a progressivement perdu de son sens, de ses protections et de sa dignité.

Comment l’histoire des mutations du travail aux Etats-Unis éclaire-t-elle ses évolutions actuelles ?

Laëtitia Vitaud : L’histoire du travail et des corporations aux États-Unis n’a pas été binaire. L’ère pré-industrielle correspond à la fois à la protection forte des corps de métiers avec des barrières à l’entrée et à la sortie et de bonnes conditions de travail mais également à une grande fermeture. Ce système protecteur, seuls les hommes blancs en bénéficiaient. Une bascule s’est opérée avec l’arrivée massive de travailleurs fin du XIXe. Les artisans ont été confrontés à des travailleurs d’un nouveau genre, des industriels aux ouvriers non spécialisés. A la fin, ce sont les ouvriers non spécialisés qui l’ont emporté, en imposant un nouveau modèle de travail à la fois plus aliénant et ne procurant aucune fierté. Nous sommes donc passés d’un modèle organisé autour d'un métier et d'un savoir-faire, avec une dignité au travail, à des individus interchangeables, nouveaux boulons d’une organisation industrielle déshumanisante.

Le travail a changé pour le pire… et pour le meilleur ?

L. V. : Au XXe siècle, les mutations du travail n’ont pas été uniquement négatives. Le mouvement d’ouverture et d’universalisation du travail, bien que masculin, a permis de véritables avancées en matière de protection sociale. En témoignent les premiers exemples de retraites à Detroit dans les années 50. Si l'histoire s'arrêtait là, nous pourrions dire : certes l’industrie a gagné, mais avec un modèle qui a bénéficié au plus grand nombre. Un mal pour un bien, donc ! 

“Aujourd’hui, nous abattons progressivement tous les acquis sociaux sans revenir à une forme de dignité du travail.”

Sauf que l’histoire a continué et aujourd’hui, nous abattons progressivement tous les acquis sociaux sans avoir conservé pour autant les corps de métiers de l’ère pré-industrielle. Nous sommes nus : sans savoir-faire qui apportent de la valeur et de la dignité au travail et sans protection sociale.

Quel a été le rôle du syndicalisme face à ces évolutions du travail et de ses protections ?  

L. V. : Malheureusement, le syndicalisme n'a pas muté. Il ne s’est pas ouvert ; ce sont toujours les “insiders” du système qui sont représentés, ceux dont les carrières suivent les codes masculin/industriel. Pour les auto-entrepreneurs et les indépendants - du chauffeur Uber à des personnes comme moi - on n’arrive pas à faire converger les intérêts et les luttes. Les “nouveaux métiers” sont fragmentés et dans l’impossibilité de trouver une communauté d’intérêt. Toute action collective est tuée dans l’œuf car on se dit “la protection, pour quoi faire, je n’en profiterai pas de toute manière”. Et nous avons raison. Pourtant, plutôt que d’abandonner ces combats, nous aurions intérêt à résorber cet éclatement en créant un syndicat qui représenterait ces nouvelles catégories de travailleurs et qui serait légitime pour le faire, c’est à dire conscient des réalités du travail moderne. 

Qui sont ces “travailleurs modernes” qui subissent de plein fouet les mutations du travail ?

L. V. : Les premières victimes, ce sont les personnes qui vivent en dehors des “zones d’opportunités”. Ces personnes ont peu d’horizons professionnels, soit parce que les opportunités leur sont invisibles du fait de leur modeste réseau, soit parce qu’elles ne sont pas assez mobiles pour en profiter. Avec la flambée des prix de l’immobilier, les “zones d’opportunités” sont totalement inaccessibles à toute une partie de la population. Inversement, leur logement a de fortes chances de se trouver dans une zone “perdante”. D’après les études de Xavier Timbeau de l’OFCE réalisée en Ile de France, alors que les prix de l’immobilier ont explosé dans certaines zones, dans d’autres, ils n’ont pas bougé, voire décliné. 

“Quand des zones se densifient et deviennent des zones d’opportunités économiques dans lesquelles il est possible de gagner 1000€/jour, dans d’autres c’est le contraire.” 

Il suffit de croiser les chiffres de la répartition des revenus avec ceux sur la mobilité et les prix de l’immobilier pour savoir si tu habites dans un “ghetto”. S’emparer politiquement du sujet de la rente immobilière me semble donc primordial pour favoriser l’accès aux opportunités : éviter la fuite des riches (souvent blancs) vers de nouveaux territoires pour limiter la paupérisation des zones qu’ils quittent. 

Quelle place pour les femmes dans ces mutations du travail ?

L. V. : Celles et ceux qui ont un travail dit “féminin” sont aussi précarisés. C’est le paradoxe de la valeur du travail féminin qui est à la fois infinie et nulle. Donner de l'amour, élever un enfant, prendre soin des autres - que ce soit dans un cercle familial ou professionnel - est quelque-chose de si fort, unique et singulier, que tu ne peux pas le monétiser car cela a une valeur infinie et inatteignable. Si on le faisait, alors on entrerait dans une forme de prostitution aliénante. 

“En plus d’être violente, la définition uniquement financière de la valeur du travail favorise la division entre les hommes et les femmes”

Sauf que ce discours a conduit à mettre à l’écart de l'économie ces travailleuses et à donner à leur travail la valeur économique de zéro. Ce qui n’est pas la même chose que l’infini ! La valeur de zéro est synonyme d’une extrême pauvreté et d’une forte précarité pour les personnes qui font ce sacrifice. La question, c’est donc comment réintégrer ce travail dans l’économie de manière organique, sans rien enlever de sa valeur. 

Comment sortir de ces déterminismes sociaux ? 

L. V. : Aujourd’hui, il faut impérativement ré-interroger la valeur du travail. Pour cela, nous pouvons nous tourner vers des auteurs qui réfléchissent aux fondements du travail et se demandent comment notre économie a pu se constituer sur une définition uniquement financière de la valeur, une définition délétère et destructrice, qui nous appauvrit en tant que travailleurs, en tant que consommateurs, et en tant que personne. Et qui en plus d’être violente, favorise la division entre les hommes et les femmes et, d’une façon générale, entre différentes catégories de personnes. 

À ce titre, j’évoquerais Frederici avec Caliban et la Sorcière que j’effleure dans mon livre Du labeur à l’ouvrage. Je recommande également Supiot et l’Esprit de Philadelphie, où il est question de dignité et d’artisanat, même si ce mot n’est jamais utilisé, ainsi que Mazzucato. Bien que nous ayons de très bons auteurs français, les références anglo-saxonnes me semblent incontournables. Car c’est avant tout en Grande Bretagne puis au Etats-Unis que s’est positionné le centre de gravité de notre histoire industrielle moderne. 

Comment relire ces ouvrages sans s’enfermer dans une lecture univoque du passé ?

L. V. : L’écriture de l’histoire en France est très égocentrée et souffre encore aujourd’hui de l’absence des femmes, comme des autres minorités, dans les lectures qu’elle propose. Dans l’historiographie, il y a toujours un point de vue : ce sont souvent des syndicalistes, et des hommes, qui écrivent.

“Un livre n’est ni un catalogue, ni une page wikipédia, c’est une intertextualité, une rencontre entre d’autres livres et humains.”

Lorsque j’écris, je pense souvent à la phrase suivante d’André Gide : “Tout a déjà été dit, mais comme personne n'écoute, il faut sans cesse recommencer.”. En plus d’être une vraie libération, cette phrase rappelle que l’écriture est le résultat d’une individualité couplée à des choix et chemins que prend celui qui écrit. Un livre n’est ni un catalogue, ni une page wikipédia, c’est une intertextualité, une rencontre entre d’autres livres et humains. C’est pourquoi écrire à partir de points de vue divers est important. Sans cela, nous prenons le risque d’être confronté aux mêmes discours et de s’enfermer dans des carcans. Et pour être honnête, je pense que beaucoup de choses mériteraient d’être réécrites. 

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Auteure et conférencière spécialisée sur les questions de futur du travail, Laëtitia Vitaud est agrégée d’anglais et rédactrice en chef du média «  entreprises  » de Welcome to the Jungle. Elle publie en 2019 Du Labeur à l’ouvrage, une histoire précise et détaillée des mutations du travail et du syndicalisme depuis le XXe siècle. Les dernières actualités de Laëtitia Vitaud sont à suivre ici.
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Sur le même sujet:

> "Une loi travail pour le XXIe siècle"

> "Lâchez-nous avec la valeur travail !"

> "Mutation du travail, vers un conflit de générations ?"

Un grand merci à Samuel Chabré pour sa participation lors de l’entretien et à Solène Manouvrier pour son aide dans l’édition de cet article. 

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