Magazine
May 3, 2023

Nos impôts creusent notre tombe climatique

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ?

En tant que chercheuse au CNRS, je suis incitée à écrire des articles, qui sont des petits bouts de pensée. Mais à 45 ans, je n’avais pas écrit de livre. J’ai eu un déclic il y a un an au cours d’un petit festival queer rural, où je rencontre des jeunes qui sont unanimement d’accord sur les constats et les actions que nous devons mener en matière de transition écologique et de justice sociale. Mais ces jeunes n’ont pas confiance en l’État pour les mener : de la suppression de subventions à des associations (ndlr, au même moment, le ministre de l’intérieur évoquait les subventions à la LDH) aux violences policières, ils et elles considèrent que l’État est leur ennemi. Je me suis dit que si ces jeunes ne croyaient pas en la capacité de l’État à mettre en place les solutions face aux crises sociales et écologiques, alors on était foutu. Ce livre, c’est un travail d’enquête qui a donc pour point de départ la méfiance et la défiance envers l’État, et qui vise à répondre à une question : à qui profite l’État ?

Je me suis dit que si ces jeunes ne croyaient pas en la capacité de l’État à mettre en place les solutions face aux crises sociales et écologiques, alors on était foutu.

Pour répondre à cette question, vous choisissez d'abord de vous intéresser au grand malentendu quant à la relation entre l’État et le marché. Pourquoi est-il fondamental de comprendre qu’un État néolibéral est un État proactif dans son soutien aux entreprises et aux marchés ? 

C’est exactement ça, il y a un malentendu. On répète sans cesse que dans une économie libérale et de marché, l'État intervient le moins possible. Il y a un intérêt à entretenir ce malentendu : l'État serait trop présent dans nos vies, via par exemple ce qu’on appelle les dépenses publiques, qui représenteraient 60% du PIB et qui coûteraient trop d'argent. Mais évidemment, cela ne se passe pas du tout de la même manière en fonction des catégories de personnes. Tout le monde ne profite pas de la même façon des dépenses. Et pour ça, il faut revenir sur l’histoire du néolibéralisme. 

Entre les deux guerres, les libéraux se rendent compte que le libéralisme a amené de la violence et de la terreur, et que le marché ne s’autorégule pas. La main invisible ne fonctionne pas. Ils continuent de penser que le marché est le meilleur opérateur pour allouer les ressources, mais il faut l’y aider. Ils inventent donc un nouveau libéralisme, dans lequel un État fort, interventionniste et actif devient le régisseur du marché, pour s’assurer que son fonctionnement fonctionne ! L'État néolibéral doit se mettre au service du marché, et non pas au service des citoyens, comme l’État providence.

L’ultralibéralisme postule que l'État doit se tenir le plus loin possible du marché, contrairement au néolibéralisme qui requiert un soutien actif de l’État au marché.

C’est pourtant l’État providence qui triomphe partout après-guerre, au même moment où les néolibéraux conceptualisent leur pensée. Comment l’expliquez-vous ? 

La période d’après-guerre n’était pas propice au néolibéralisme. Il fallait reconstruire les économies, mener des politiques industrielles fortes, reconstruire des systèmes sociaux dans des pays où beaucoup de familles avaient été décimées. Et le libéralisme économique débridé avait laissé des traces dans les esprits. Les théories néolibérales ont effectivement mis 40 ans à devenir hégémoniques, entre le congrès Lipman à Paris en 1938, la création de la société du Mont Pellerin (qui existe toujours), et 1979, année où Margaret Thatcher élabore sa fameuse pensée autour de TINA : « there is no alternative ». 40 années pendant lesquelles les néolibéraux travaillent, diffusent leurs pensées à l’aide de moyens financiers faramineux. Et ça a marché, ils ont semé la confusion dans l’esprit des gens, au point qu’un journaliste économique comme Dominique Seux confonde ultralibéralisme et néolibéralisme, concepts très différents puisque le premier postule que l'État doit se tenir le plus loin possible du marché, contrairement au néolibéralisme qui requiert un soutien actif de l’État au marché. Là où les deux peuvent néanmoins se rejoindre, c’est dans l’idée qu’une démocratie contrainte est ce qu’il y a de mieux pour le marché. Les citoyens doivent avoir l’impression d’avoir le choix, mais il faut restreindre au maximum les alternatives. Ce que j’essaie de montrer, c’est qu’on pourrait faire autrement. Une fois qu’on a compris que l’État a énormément de moyens, une des stratégies pour pouvoir faire autrement, c’est d'en récupérer les moyens

Comment s’y prendre pour récupérer les moyens de l’État ? 

Pour récupérer les moyens, il faut d’abord comprendre comment ils sont utilisés. Je suis une économiste, je sais manier les données. Je me suis donc intéressée à l’intervention de l’action publique pour soutenir l’économie. D’une part, il y a la politique budgétaire de l’État, et d’autre part, il y a la politique monétaire menée de la Banque de France, qui n’est donc pas comptabilisée dans le budget de l’État. Les données des politiques budgétaires et des politiques monétaires n’ont jamais été examinées ensemble alors que ça donne une vision panoramique de l’action publique. J’ai donc mené un travail de fourmi, et j’ai pu compter sur l’aide précieuse de confrères économistes qui travaillaient également sur ces sujets, et qui ont accepté de partager leurs données, que nous avons d’ailleurs mise en open-source sur un site Internet.

Au cours de mon enquête, je me suis même rendu compte que les niches fiscales ne figuraient pas dans la comptabilité nationale, au motif qu’elles ne sont pas des dépenses directes, mais du manque à gagner de recettes. Il a donc fallu aller les récupérer dans les documents budgétaires (attachés aux textes de loi des finances chaque année) à la main aux archives! Du côté du monétaire, j’ai travaillé à partir du bilan de la banque de France qui nous informe sur tous les financements qu’elle accorde au circuit économique.  

En moyenne depuis 2010, les entreprises ont reçu 190 milliards par an d’aides publiques dont 130 milliards de niches fiscales et exonérations sociales !

Ces niches fiscales sont bien une forme d’intervention active de l’État pour soutenir l’économie, entreprises et particuliers confondus. Est-ce que les montants vous ont surpris ?

Ce qui m’a surprise, c’est l’absence de suivi pour des dépenses qui coûtent autant d’argent. Un rapport de l’IGF de 2006 évaluait le coût annuel de 6000 niches fiscales à 65 milliards d’euros. Sans aucun suivi budgétaire... or les données rassemblées pour le livre montrent que les niches fiscales et les exonérations sociales des entreprises ont doublé depuis 1995! En moyenne depuis 2010, les entreprises ont reçu 190 milliards par an d’aides publiques dont 130 milliards de niches fiscales et exonérations sociales! 

Mais j’ai été bien plus marquée par l’ampleur de l’action de la Banque de France, indépendante depuis 1993, mais qui opère sous statut public et dont les dirigeants sont nommés par l’État. Son action a un impact direct dans la vie des citoyens, notamment pour lutter contre l’inflation. Pourtant, elle échappe à tout contrôle démocratique, les parlementaires n’ayant pas leur mot à dire. Les chiffres ont révélé qu’elle déverse deux fois plus de financement  dans l’économie aujourd’hui qu’au sortir de la 2nde Guerre Mondiale. Alors même qu’à cette époque, l’économie était dirigée. 

De ces deux enseignements, la question qui m’est venue à l’esprit fut « à qui profite un tel déversement d’argent, alors qu’on répète qu’il n’y a pas d’argent magique ? ». Et c’est donc la deuxième surprise : l’essentiel des liquidités émises par la Banque de France, comme l’essentiel des subventions, bénéficient à des secteurs à forte émissions polluantes. Puisque les subventions sont financées par des recettes fiscales, cela m’amène à dire que « nos impôts creusent notre tombe climatique ». 

C’est une formule choc. N’est-ce pas exagéré ? 

Je le conçois, et je vais même aller plus loin : quand je dis « nos impôts », je parle avant tout des impôts payés par les citoyens. D’abord, il faut savoir que parmi les cinq catégories d’impôts en France, ce sont la TVA et les impôts sur les revenus qui représentent la plus grande contribution. En 1949, l'impôt sur les revenus représentait l’équivalent de 2%, en 2022 c’est 10%. Sur cette même période, la TVA, qui est payée par tous les citoyens, indifféremment de leurs revenus, sillonne entre 10% et 15%. Les impôts sur les patrimoines, sur les sociétés, et sur la production, équivalent chacun à moins de 5% du PIB. 

Ensuite, on peut nous en faire des tonnes en nous disant que l’État aide la transition en distribuant de l’argent avec sa main gauche. Par exemple, via France relance le budget vert représente environ 30 milliards d’Eur “favorable à l’environnement”. Mais sa main droite continue de déverser des tonnes d’argent aux secteurs polluants (une grande partie des 190 milliards d’euros que j’ai évoqués plus haut). Cela signifie qu’il creuse inexorablement notre tombe climatique. Et comme ces dépenses sont financées par nos impôts,  quand les citoyens les paient, ils financent la mise en danger de leurs vies et de celles de leurs enfants.

Pour changer les choses, ne faudrait-il pas que la masse des citoyens fasse comme les riches, et arrête de payer des impôts ? 

Cela me parait difficile car d’une part les citoyens ne peuvent contourner la TVA, et d’autre part, pour diminuer son niveau d’impôts sur les revenus, il faut disposer de revenus suffisamment élevés pour faire des dépenses éligibles à des niches fiscales. 

En revanche, il me paraît absolument nécessaire de reprendre du terrain sur les 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises. Évidemment, ça ne sera pas simple, car les cadeaux sont difficiles à identifier, et encore plus difficiles à reprendre. Mais la tâche sera plus aisée au fur et à mesure que les citoyens prendront conscience de l’ampleur de ces aides, financées par leurs impôts, et qui creusent leur tombe climatique.

Il me paraît absolument nécessaire de reprendre du terrain sur les 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises

Mais est-ce que cela est possible ? J’ai l’impression que pour tout un chacun, il est plus facile d’envisager la fin du monde que la fin du système politico-économique qui nous précipite vers cette fin du monde 

Une majorité pense encore aujourd’hui que le marché c’est mieux, et que l’argent de la protection sociale ne crée pas de richesses, sans vraiment savoir pourquoi. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à lancer un podcast, un shot d’éco, pour vulgariser en 4 minutes des travaux académiques. C’est le résultat de 40 ans de travail de sape des néolibéraux. Un ordre social requiert beaucoup de temps pour être mis en place, et une fois installé, on peut tout essayer, c’est très difficile à faire bouger. Mais je crois, et je ne suis pas la seule, que le régime actuel est en train de craqueler. Ce serait logique, car cela fait 40 ans qu’il existe. Et depuis 40 ans, les pensées alternatives n’ont jamais cessé de se rencontrer et de se développer, en France comme ailleurs. Pensez au forum social mondial, aux mouvements comme Occupy Wall Street ou Los indignados, et actuellement, celles et ceux qui luttent contre la réforme des retraites. Ce que j’observe, c’est qu’on voit de plus en plus d’alternatives. 

C’est vrai, pourtant ces mouvements semblent loin de prendre le pouvoir politique, tant leurs divisions internes les empêchent de se structurer. 

La gauche, comme la droite, ne constituent pas des blocs homogènes. Nous avons bien vu aux États-Unis que Bernie Sanders et Hillary Clinton incarnaient deux visions différentes, l’un voulant rompre avec le système, l’autre étant attachée au marché. Je ne suis pas politiste et je ne sais pas qui va structurer ça. J’ai quand même l’intuition qu’on assiste à une vraie dynamique en-dehors des partis, notamment dans les mouvements citoyens et les syndicats qui reprennent du poil de la bête. 

Mais il est clair qu’il va falloir que ça aille vite, car la situation politique actuelle, articulée autour de 3 blocs – une grande gauche, le macronisme, et l’extrême-droite - ne tiendra pas. En effet, à cause de l’urgence climatique, la logique de profits est bousculée. Pour la première fois de son histoire, la Banque Centrale Européenne a pris une décision politique rompant avec la neutralité de son action : elle tient désormais compte du changement climatique dans ses achats d’obligation d’entreprise. Même si ce n’est pas suffisant, c’était inimaginable il y a encore 3 ans. Et ça va s’accélérer. 

Or en parallèle, les citoyens qui s’organisent, et mettent de plus en plus en cause celles et ceux qui protègent le statu quo, mais aussi celles et ceux qui remettent en cause le statu quo sans proposer d’alternative pérenne. Si on adhère à cette analyse, alors on comprend que ceux qui détiennent le pouvoir finiront par s’allier demain avec leurs opposants d’aujourd’hui, afin de le conserver. C’est ce qu’on observe dans plusieurs démocraties. 

A l’échelle individuelle, il faut se battre contre ces récits. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, dont j’aimerais qu’il soit pris comme un guide d’autodéfense intellectuelle, qui donne des ordres de grandeur aux citoyens.

____

Anne-Laure Delatte est chercheuse en économie au CNRS. Elle est l'autrice de “L’Etat de droit, Rebâtir l’action publique” (éditions Fayard) paru en en avril 2023.

____

Sur le même sujet :

> Entretien avec Eloi Laurent : La "raison économique" serait-elle devenue irrationnelle ?

> Entretien avec Timothée Parrique : La décroissance n'est pas plus idéologique que la croissance.

> Entretien avec Thomas Berns : Gouverner par les nombres pour mieux régner. 

Nos impôts creusent notre tombe climatique

by 
Taoufik Vallipuram
Magazine
May 3, 2023
Nos impôts creusent notre tombe climatique
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ENTRETIEN avec Anne-Laure Delatte, chercheuse en économie au CNRS et autrice de “L’État de droit, Rebâtir l’action publique” (éditions Fayard) paru en en avril 2023. Alors que la défiance envers l’Etat quant à sa capacité à construire des solutions aux crises sociales et écologiques est grandissante, l’autrice pose la question : à qui profite l’Etat ? Une invitation à mieux comprendre la répartition actuelle des moyens, pour mieux les “récupérer”, au service de l’intérêt général.

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ?

En tant que chercheuse au CNRS, je suis incitée à écrire des articles, qui sont des petits bouts de pensée. Mais à 45 ans, je n’avais pas écrit de livre. J’ai eu un déclic il y a un an au cours d’un petit festival queer rural, où je rencontre des jeunes qui sont unanimement d’accord sur les constats et les actions que nous devons mener en matière de transition écologique et de justice sociale. Mais ces jeunes n’ont pas confiance en l’État pour les mener : de la suppression de subventions à des associations (ndlr, au même moment, le ministre de l’intérieur évoquait les subventions à la LDH) aux violences policières, ils et elles considèrent que l’État est leur ennemi. Je me suis dit que si ces jeunes ne croyaient pas en la capacité de l’État à mettre en place les solutions face aux crises sociales et écologiques, alors on était foutu. Ce livre, c’est un travail d’enquête qui a donc pour point de départ la méfiance et la défiance envers l’État, et qui vise à répondre à une question : à qui profite l’État ?

Je me suis dit que si ces jeunes ne croyaient pas en la capacité de l’État à mettre en place les solutions face aux crises sociales et écologiques, alors on était foutu.

Pour répondre à cette question, vous choisissez d'abord de vous intéresser au grand malentendu quant à la relation entre l’État et le marché. Pourquoi est-il fondamental de comprendre qu’un État néolibéral est un État proactif dans son soutien aux entreprises et aux marchés ? 

C’est exactement ça, il y a un malentendu. On répète sans cesse que dans une économie libérale et de marché, l'État intervient le moins possible. Il y a un intérêt à entretenir ce malentendu : l'État serait trop présent dans nos vies, via par exemple ce qu’on appelle les dépenses publiques, qui représenteraient 60% du PIB et qui coûteraient trop d'argent. Mais évidemment, cela ne se passe pas du tout de la même manière en fonction des catégories de personnes. Tout le monde ne profite pas de la même façon des dépenses. Et pour ça, il faut revenir sur l’histoire du néolibéralisme. 

Entre les deux guerres, les libéraux se rendent compte que le libéralisme a amené de la violence et de la terreur, et que le marché ne s’autorégule pas. La main invisible ne fonctionne pas. Ils continuent de penser que le marché est le meilleur opérateur pour allouer les ressources, mais il faut l’y aider. Ils inventent donc un nouveau libéralisme, dans lequel un État fort, interventionniste et actif devient le régisseur du marché, pour s’assurer que son fonctionnement fonctionne ! L'État néolibéral doit se mettre au service du marché, et non pas au service des citoyens, comme l’État providence.

L’ultralibéralisme postule que l'État doit se tenir le plus loin possible du marché, contrairement au néolibéralisme qui requiert un soutien actif de l’État au marché.

C’est pourtant l’État providence qui triomphe partout après-guerre, au même moment où les néolibéraux conceptualisent leur pensée. Comment l’expliquez-vous ? 

La période d’après-guerre n’était pas propice au néolibéralisme. Il fallait reconstruire les économies, mener des politiques industrielles fortes, reconstruire des systèmes sociaux dans des pays où beaucoup de familles avaient été décimées. Et le libéralisme économique débridé avait laissé des traces dans les esprits. Les théories néolibérales ont effectivement mis 40 ans à devenir hégémoniques, entre le congrès Lipman à Paris en 1938, la création de la société du Mont Pellerin (qui existe toujours), et 1979, année où Margaret Thatcher élabore sa fameuse pensée autour de TINA : « there is no alternative ». 40 années pendant lesquelles les néolibéraux travaillent, diffusent leurs pensées à l’aide de moyens financiers faramineux. Et ça a marché, ils ont semé la confusion dans l’esprit des gens, au point qu’un journaliste économique comme Dominique Seux confonde ultralibéralisme et néolibéralisme, concepts très différents puisque le premier postule que l'État doit se tenir le plus loin possible du marché, contrairement au néolibéralisme qui requiert un soutien actif de l’État au marché. Là où les deux peuvent néanmoins se rejoindre, c’est dans l’idée qu’une démocratie contrainte est ce qu’il y a de mieux pour le marché. Les citoyens doivent avoir l’impression d’avoir le choix, mais il faut restreindre au maximum les alternatives. Ce que j’essaie de montrer, c’est qu’on pourrait faire autrement. Une fois qu’on a compris que l’État a énormément de moyens, une des stratégies pour pouvoir faire autrement, c’est d'en récupérer les moyens

Comment s’y prendre pour récupérer les moyens de l’État ? 

Pour récupérer les moyens, il faut d’abord comprendre comment ils sont utilisés. Je suis une économiste, je sais manier les données. Je me suis donc intéressée à l’intervention de l’action publique pour soutenir l’économie. D’une part, il y a la politique budgétaire de l’État, et d’autre part, il y a la politique monétaire menée de la Banque de France, qui n’est donc pas comptabilisée dans le budget de l’État. Les données des politiques budgétaires et des politiques monétaires n’ont jamais été examinées ensemble alors que ça donne une vision panoramique de l’action publique. J’ai donc mené un travail de fourmi, et j’ai pu compter sur l’aide précieuse de confrères économistes qui travaillaient également sur ces sujets, et qui ont accepté de partager leurs données, que nous avons d’ailleurs mise en open-source sur un site Internet.

Au cours de mon enquête, je me suis même rendu compte que les niches fiscales ne figuraient pas dans la comptabilité nationale, au motif qu’elles ne sont pas des dépenses directes, mais du manque à gagner de recettes. Il a donc fallu aller les récupérer dans les documents budgétaires (attachés aux textes de loi des finances chaque année) à la main aux archives! Du côté du monétaire, j’ai travaillé à partir du bilan de la banque de France qui nous informe sur tous les financements qu’elle accorde au circuit économique.  

En moyenne depuis 2010, les entreprises ont reçu 190 milliards par an d’aides publiques dont 130 milliards de niches fiscales et exonérations sociales !

Ces niches fiscales sont bien une forme d’intervention active de l’État pour soutenir l’économie, entreprises et particuliers confondus. Est-ce que les montants vous ont surpris ?

Ce qui m’a surprise, c’est l’absence de suivi pour des dépenses qui coûtent autant d’argent. Un rapport de l’IGF de 2006 évaluait le coût annuel de 6000 niches fiscales à 65 milliards d’euros. Sans aucun suivi budgétaire... or les données rassemblées pour le livre montrent que les niches fiscales et les exonérations sociales des entreprises ont doublé depuis 1995! En moyenne depuis 2010, les entreprises ont reçu 190 milliards par an d’aides publiques dont 130 milliards de niches fiscales et exonérations sociales! 

Mais j’ai été bien plus marquée par l’ampleur de l’action de la Banque de France, indépendante depuis 1993, mais qui opère sous statut public et dont les dirigeants sont nommés par l’État. Son action a un impact direct dans la vie des citoyens, notamment pour lutter contre l’inflation. Pourtant, elle échappe à tout contrôle démocratique, les parlementaires n’ayant pas leur mot à dire. Les chiffres ont révélé qu’elle déverse deux fois plus de financement  dans l’économie aujourd’hui qu’au sortir de la 2nde Guerre Mondiale. Alors même qu’à cette époque, l’économie était dirigée. 

De ces deux enseignements, la question qui m’est venue à l’esprit fut « à qui profite un tel déversement d’argent, alors qu’on répète qu’il n’y a pas d’argent magique ? ». Et c’est donc la deuxième surprise : l’essentiel des liquidités émises par la Banque de France, comme l’essentiel des subventions, bénéficient à des secteurs à forte émissions polluantes. Puisque les subventions sont financées par des recettes fiscales, cela m’amène à dire que « nos impôts creusent notre tombe climatique ». 

C’est une formule choc. N’est-ce pas exagéré ? 

Je le conçois, et je vais même aller plus loin : quand je dis « nos impôts », je parle avant tout des impôts payés par les citoyens. D’abord, il faut savoir que parmi les cinq catégories d’impôts en France, ce sont la TVA et les impôts sur les revenus qui représentent la plus grande contribution. En 1949, l'impôt sur les revenus représentait l’équivalent de 2%, en 2022 c’est 10%. Sur cette même période, la TVA, qui est payée par tous les citoyens, indifféremment de leurs revenus, sillonne entre 10% et 15%. Les impôts sur les patrimoines, sur les sociétés, et sur la production, équivalent chacun à moins de 5% du PIB. 

Ensuite, on peut nous en faire des tonnes en nous disant que l’État aide la transition en distribuant de l’argent avec sa main gauche. Par exemple, via France relance le budget vert représente environ 30 milliards d’Eur “favorable à l’environnement”. Mais sa main droite continue de déverser des tonnes d’argent aux secteurs polluants (une grande partie des 190 milliards d’euros que j’ai évoqués plus haut). Cela signifie qu’il creuse inexorablement notre tombe climatique. Et comme ces dépenses sont financées par nos impôts,  quand les citoyens les paient, ils financent la mise en danger de leurs vies et de celles de leurs enfants.

Pour changer les choses, ne faudrait-il pas que la masse des citoyens fasse comme les riches, et arrête de payer des impôts ? 

Cela me parait difficile car d’une part les citoyens ne peuvent contourner la TVA, et d’autre part, pour diminuer son niveau d’impôts sur les revenus, il faut disposer de revenus suffisamment élevés pour faire des dépenses éligibles à des niches fiscales. 

En revanche, il me paraît absolument nécessaire de reprendre du terrain sur les 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises. Évidemment, ça ne sera pas simple, car les cadeaux sont difficiles à identifier, et encore plus difficiles à reprendre. Mais la tâche sera plus aisée au fur et à mesure que les citoyens prendront conscience de l’ampleur de ces aides, financées par leurs impôts, et qui creusent leur tombe climatique.

Il me paraît absolument nécessaire de reprendre du terrain sur les 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises

Mais est-ce que cela est possible ? J’ai l’impression que pour tout un chacun, il est plus facile d’envisager la fin du monde que la fin du système politico-économique qui nous précipite vers cette fin du monde 

Une majorité pense encore aujourd’hui que le marché c’est mieux, et que l’argent de la protection sociale ne crée pas de richesses, sans vraiment savoir pourquoi. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à lancer un podcast, un shot d’éco, pour vulgariser en 4 minutes des travaux académiques. C’est le résultat de 40 ans de travail de sape des néolibéraux. Un ordre social requiert beaucoup de temps pour être mis en place, et une fois installé, on peut tout essayer, c’est très difficile à faire bouger. Mais je crois, et je ne suis pas la seule, que le régime actuel est en train de craqueler. Ce serait logique, car cela fait 40 ans qu’il existe. Et depuis 40 ans, les pensées alternatives n’ont jamais cessé de se rencontrer et de se développer, en France comme ailleurs. Pensez au forum social mondial, aux mouvements comme Occupy Wall Street ou Los indignados, et actuellement, celles et ceux qui luttent contre la réforme des retraites. Ce que j’observe, c’est qu’on voit de plus en plus d’alternatives. 

C’est vrai, pourtant ces mouvements semblent loin de prendre le pouvoir politique, tant leurs divisions internes les empêchent de se structurer. 

La gauche, comme la droite, ne constituent pas des blocs homogènes. Nous avons bien vu aux États-Unis que Bernie Sanders et Hillary Clinton incarnaient deux visions différentes, l’un voulant rompre avec le système, l’autre étant attachée au marché. Je ne suis pas politiste et je ne sais pas qui va structurer ça. J’ai quand même l’intuition qu’on assiste à une vraie dynamique en-dehors des partis, notamment dans les mouvements citoyens et les syndicats qui reprennent du poil de la bête. 

Mais il est clair qu’il va falloir que ça aille vite, car la situation politique actuelle, articulée autour de 3 blocs – une grande gauche, le macronisme, et l’extrême-droite - ne tiendra pas. En effet, à cause de l’urgence climatique, la logique de profits est bousculée. Pour la première fois de son histoire, la Banque Centrale Européenne a pris une décision politique rompant avec la neutralité de son action : elle tient désormais compte du changement climatique dans ses achats d’obligation d’entreprise. Même si ce n’est pas suffisant, c’était inimaginable il y a encore 3 ans. Et ça va s’accélérer. 

Or en parallèle, les citoyens qui s’organisent, et mettent de plus en plus en cause celles et ceux qui protègent le statu quo, mais aussi celles et ceux qui remettent en cause le statu quo sans proposer d’alternative pérenne. Si on adhère à cette analyse, alors on comprend que ceux qui détiennent le pouvoir finiront par s’allier demain avec leurs opposants d’aujourd’hui, afin de le conserver. C’est ce qu’on observe dans plusieurs démocraties. 

A l’échelle individuelle, il faut se battre contre ces récits. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, dont j’aimerais qu’il soit pris comme un guide d’autodéfense intellectuelle, qui donne des ordres de grandeur aux citoyens.

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Anne-Laure Delatte est chercheuse en économie au CNRS. Elle est l'autrice de “L’Etat de droit, Rebâtir l’action publique” (éditions Fayard) paru en en avril 2023.

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Sur le même sujet :

> Entretien avec Eloi Laurent : La "raison économique" serait-elle devenue irrationnelle ?

> Entretien avec Timothée Parrique : La décroissance n'est pas plus idéologique que la croissance.

> Entretien avec Thomas Berns : Gouverner par les nombres pour mieux régner. 

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Taoufik Vallipuram
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May 3, 2023

Nos impôts creusent notre tombe climatique

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Taoufik Vallipuram
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ENTRETIEN avec Anne-Laure Delatte, chercheuse en économie au CNRS et autrice de “L’État de droit, Rebâtir l’action publique” (éditions Fayard) paru en en avril 2023. Alors que la défiance envers l’Etat quant à sa capacité à construire des solutions aux crises sociales et écologiques est grandissante, l’autrice pose la question : à qui profite l’Etat ? Une invitation à mieux comprendre la répartition actuelle des moyens, pour mieux les “récupérer”, au service de l’intérêt général.

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ?

En tant que chercheuse au CNRS, je suis incitée à écrire des articles, qui sont des petits bouts de pensée. Mais à 45 ans, je n’avais pas écrit de livre. J’ai eu un déclic il y a un an au cours d’un petit festival queer rural, où je rencontre des jeunes qui sont unanimement d’accord sur les constats et les actions que nous devons mener en matière de transition écologique et de justice sociale. Mais ces jeunes n’ont pas confiance en l’État pour les mener : de la suppression de subventions à des associations (ndlr, au même moment, le ministre de l’intérieur évoquait les subventions à la LDH) aux violences policières, ils et elles considèrent que l’État est leur ennemi. Je me suis dit que si ces jeunes ne croyaient pas en la capacité de l’État à mettre en place les solutions face aux crises sociales et écologiques, alors on était foutu. Ce livre, c’est un travail d’enquête qui a donc pour point de départ la méfiance et la défiance envers l’État, et qui vise à répondre à une question : à qui profite l’État ?

Je me suis dit que si ces jeunes ne croyaient pas en la capacité de l’État à mettre en place les solutions face aux crises sociales et écologiques, alors on était foutu.

Pour répondre à cette question, vous choisissez d'abord de vous intéresser au grand malentendu quant à la relation entre l’État et le marché. Pourquoi est-il fondamental de comprendre qu’un État néolibéral est un État proactif dans son soutien aux entreprises et aux marchés ? 

C’est exactement ça, il y a un malentendu. On répète sans cesse que dans une économie libérale et de marché, l'État intervient le moins possible. Il y a un intérêt à entretenir ce malentendu : l'État serait trop présent dans nos vies, via par exemple ce qu’on appelle les dépenses publiques, qui représenteraient 60% du PIB et qui coûteraient trop d'argent. Mais évidemment, cela ne se passe pas du tout de la même manière en fonction des catégories de personnes. Tout le monde ne profite pas de la même façon des dépenses. Et pour ça, il faut revenir sur l’histoire du néolibéralisme. 

Entre les deux guerres, les libéraux se rendent compte que le libéralisme a amené de la violence et de la terreur, et que le marché ne s’autorégule pas. La main invisible ne fonctionne pas. Ils continuent de penser que le marché est le meilleur opérateur pour allouer les ressources, mais il faut l’y aider. Ils inventent donc un nouveau libéralisme, dans lequel un État fort, interventionniste et actif devient le régisseur du marché, pour s’assurer que son fonctionnement fonctionne ! L'État néolibéral doit se mettre au service du marché, et non pas au service des citoyens, comme l’État providence.

L’ultralibéralisme postule que l'État doit se tenir le plus loin possible du marché, contrairement au néolibéralisme qui requiert un soutien actif de l’État au marché.

C’est pourtant l’État providence qui triomphe partout après-guerre, au même moment où les néolibéraux conceptualisent leur pensée. Comment l’expliquez-vous ? 

La période d’après-guerre n’était pas propice au néolibéralisme. Il fallait reconstruire les économies, mener des politiques industrielles fortes, reconstruire des systèmes sociaux dans des pays où beaucoup de familles avaient été décimées. Et le libéralisme économique débridé avait laissé des traces dans les esprits. Les théories néolibérales ont effectivement mis 40 ans à devenir hégémoniques, entre le congrès Lipman à Paris en 1938, la création de la société du Mont Pellerin (qui existe toujours), et 1979, année où Margaret Thatcher élabore sa fameuse pensée autour de TINA : « there is no alternative ». 40 années pendant lesquelles les néolibéraux travaillent, diffusent leurs pensées à l’aide de moyens financiers faramineux. Et ça a marché, ils ont semé la confusion dans l’esprit des gens, au point qu’un journaliste économique comme Dominique Seux confonde ultralibéralisme et néolibéralisme, concepts très différents puisque le premier postule que l'État doit se tenir le plus loin possible du marché, contrairement au néolibéralisme qui requiert un soutien actif de l’État au marché. Là où les deux peuvent néanmoins se rejoindre, c’est dans l’idée qu’une démocratie contrainte est ce qu’il y a de mieux pour le marché. Les citoyens doivent avoir l’impression d’avoir le choix, mais il faut restreindre au maximum les alternatives. Ce que j’essaie de montrer, c’est qu’on pourrait faire autrement. Une fois qu’on a compris que l’État a énormément de moyens, une des stratégies pour pouvoir faire autrement, c’est d'en récupérer les moyens

Comment s’y prendre pour récupérer les moyens de l’État ? 

Pour récupérer les moyens, il faut d’abord comprendre comment ils sont utilisés. Je suis une économiste, je sais manier les données. Je me suis donc intéressée à l’intervention de l’action publique pour soutenir l’économie. D’une part, il y a la politique budgétaire de l’État, et d’autre part, il y a la politique monétaire menée de la Banque de France, qui n’est donc pas comptabilisée dans le budget de l’État. Les données des politiques budgétaires et des politiques monétaires n’ont jamais été examinées ensemble alors que ça donne une vision panoramique de l’action publique. J’ai donc mené un travail de fourmi, et j’ai pu compter sur l’aide précieuse de confrères économistes qui travaillaient également sur ces sujets, et qui ont accepté de partager leurs données, que nous avons d’ailleurs mise en open-source sur un site Internet.

Au cours de mon enquête, je me suis même rendu compte que les niches fiscales ne figuraient pas dans la comptabilité nationale, au motif qu’elles ne sont pas des dépenses directes, mais du manque à gagner de recettes. Il a donc fallu aller les récupérer dans les documents budgétaires (attachés aux textes de loi des finances chaque année) à la main aux archives! Du côté du monétaire, j’ai travaillé à partir du bilan de la banque de France qui nous informe sur tous les financements qu’elle accorde au circuit économique.  

En moyenne depuis 2010, les entreprises ont reçu 190 milliards par an d’aides publiques dont 130 milliards de niches fiscales et exonérations sociales !

Ces niches fiscales sont bien une forme d’intervention active de l’État pour soutenir l’économie, entreprises et particuliers confondus. Est-ce que les montants vous ont surpris ?

Ce qui m’a surprise, c’est l’absence de suivi pour des dépenses qui coûtent autant d’argent. Un rapport de l’IGF de 2006 évaluait le coût annuel de 6000 niches fiscales à 65 milliards d’euros. Sans aucun suivi budgétaire... or les données rassemblées pour le livre montrent que les niches fiscales et les exonérations sociales des entreprises ont doublé depuis 1995! En moyenne depuis 2010, les entreprises ont reçu 190 milliards par an d’aides publiques dont 130 milliards de niches fiscales et exonérations sociales! 

Mais j’ai été bien plus marquée par l’ampleur de l’action de la Banque de France, indépendante depuis 1993, mais qui opère sous statut public et dont les dirigeants sont nommés par l’État. Son action a un impact direct dans la vie des citoyens, notamment pour lutter contre l’inflation. Pourtant, elle échappe à tout contrôle démocratique, les parlementaires n’ayant pas leur mot à dire. Les chiffres ont révélé qu’elle déverse deux fois plus de financement  dans l’économie aujourd’hui qu’au sortir de la 2nde Guerre Mondiale. Alors même qu’à cette époque, l’économie était dirigée. 

De ces deux enseignements, la question qui m’est venue à l’esprit fut « à qui profite un tel déversement d’argent, alors qu’on répète qu’il n’y a pas d’argent magique ? ». Et c’est donc la deuxième surprise : l’essentiel des liquidités émises par la Banque de France, comme l’essentiel des subventions, bénéficient à des secteurs à forte émissions polluantes. Puisque les subventions sont financées par des recettes fiscales, cela m’amène à dire que « nos impôts creusent notre tombe climatique ». 

C’est une formule choc. N’est-ce pas exagéré ? 

Je le conçois, et je vais même aller plus loin : quand je dis « nos impôts », je parle avant tout des impôts payés par les citoyens. D’abord, il faut savoir que parmi les cinq catégories d’impôts en France, ce sont la TVA et les impôts sur les revenus qui représentent la plus grande contribution. En 1949, l'impôt sur les revenus représentait l’équivalent de 2%, en 2022 c’est 10%. Sur cette même période, la TVA, qui est payée par tous les citoyens, indifféremment de leurs revenus, sillonne entre 10% et 15%. Les impôts sur les patrimoines, sur les sociétés, et sur la production, équivalent chacun à moins de 5% du PIB. 

Ensuite, on peut nous en faire des tonnes en nous disant que l’État aide la transition en distribuant de l’argent avec sa main gauche. Par exemple, via France relance le budget vert représente environ 30 milliards d’Eur “favorable à l’environnement”. Mais sa main droite continue de déverser des tonnes d’argent aux secteurs polluants (une grande partie des 190 milliards d’euros que j’ai évoqués plus haut). Cela signifie qu’il creuse inexorablement notre tombe climatique. Et comme ces dépenses sont financées par nos impôts,  quand les citoyens les paient, ils financent la mise en danger de leurs vies et de celles de leurs enfants.

Pour changer les choses, ne faudrait-il pas que la masse des citoyens fasse comme les riches, et arrête de payer des impôts ? 

Cela me parait difficile car d’une part les citoyens ne peuvent contourner la TVA, et d’autre part, pour diminuer son niveau d’impôts sur les revenus, il faut disposer de revenus suffisamment élevés pour faire des dépenses éligibles à des niches fiscales. 

En revanche, il me paraît absolument nécessaire de reprendre du terrain sur les 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises. Évidemment, ça ne sera pas simple, car les cadeaux sont difficiles à identifier, et encore plus difficiles à reprendre. Mais la tâche sera plus aisée au fur et à mesure que les citoyens prendront conscience de l’ampleur de ces aides, financées par leurs impôts, et qui creusent leur tombe climatique.

Il me paraît absolument nécessaire de reprendre du terrain sur les 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises

Mais est-ce que cela est possible ? J’ai l’impression que pour tout un chacun, il est plus facile d’envisager la fin du monde que la fin du système politico-économique qui nous précipite vers cette fin du monde 

Une majorité pense encore aujourd’hui que le marché c’est mieux, et que l’argent de la protection sociale ne crée pas de richesses, sans vraiment savoir pourquoi. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à lancer un podcast, un shot d’éco, pour vulgariser en 4 minutes des travaux académiques. C’est le résultat de 40 ans de travail de sape des néolibéraux. Un ordre social requiert beaucoup de temps pour être mis en place, et une fois installé, on peut tout essayer, c’est très difficile à faire bouger. Mais je crois, et je ne suis pas la seule, que le régime actuel est en train de craqueler. Ce serait logique, car cela fait 40 ans qu’il existe. Et depuis 40 ans, les pensées alternatives n’ont jamais cessé de se rencontrer et de se développer, en France comme ailleurs. Pensez au forum social mondial, aux mouvements comme Occupy Wall Street ou Los indignados, et actuellement, celles et ceux qui luttent contre la réforme des retraites. Ce que j’observe, c’est qu’on voit de plus en plus d’alternatives. 

C’est vrai, pourtant ces mouvements semblent loin de prendre le pouvoir politique, tant leurs divisions internes les empêchent de se structurer. 

La gauche, comme la droite, ne constituent pas des blocs homogènes. Nous avons bien vu aux États-Unis que Bernie Sanders et Hillary Clinton incarnaient deux visions différentes, l’un voulant rompre avec le système, l’autre étant attachée au marché. Je ne suis pas politiste et je ne sais pas qui va structurer ça. J’ai quand même l’intuition qu’on assiste à une vraie dynamique en-dehors des partis, notamment dans les mouvements citoyens et les syndicats qui reprennent du poil de la bête. 

Mais il est clair qu’il va falloir que ça aille vite, car la situation politique actuelle, articulée autour de 3 blocs – une grande gauche, le macronisme, et l’extrême-droite - ne tiendra pas. En effet, à cause de l’urgence climatique, la logique de profits est bousculée. Pour la première fois de son histoire, la Banque Centrale Européenne a pris une décision politique rompant avec la neutralité de son action : elle tient désormais compte du changement climatique dans ses achats d’obligation d’entreprise. Même si ce n’est pas suffisant, c’était inimaginable il y a encore 3 ans. Et ça va s’accélérer. 

Or en parallèle, les citoyens qui s’organisent, et mettent de plus en plus en cause celles et ceux qui protègent le statu quo, mais aussi celles et ceux qui remettent en cause le statu quo sans proposer d’alternative pérenne. Si on adhère à cette analyse, alors on comprend que ceux qui détiennent le pouvoir finiront par s’allier demain avec leurs opposants d’aujourd’hui, afin de le conserver. C’est ce qu’on observe dans plusieurs démocraties. 

A l’échelle individuelle, il faut se battre contre ces récits. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, dont j’aimerais qu’il soit pris comme un guide d’autodéfense intellectuelle, qui donne des ordres de grandeur aux citoyens.

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Anne-Laure Delatte est chercheuse en économie au CNRS. Elle est l'autrice de “L’Etat de droit, Rebâtir l’action publique” (éditions Fayard) paru en en avril 2023.

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Taoufik Vallipuram
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