Inside Ouishare
March 1, 2021

Les territoires, on les habite ou on les quitte

Cet article fait partie de la série “Du Manifeste au sous-texte” - une série qui permet de mieux comprendre et approfondir ce que nous affirmons dans notre manifeste.  Dans cet article, focus sur l’expression suivante “En abordant chaque collaboration de façon contextualisée”. 

Le logement est mort, vive l’habitat !

Qu’indique-t-on, quand on dit d’une maison qu’elle n’est pas « habitée », ou d’une personne qu’elle est « habitée » par quelque chose ? Quelle différence entre les déclarations « j’habite à Paris »,  « j’habite Paris » et  « je suis logé.e à Paris » ? Quel écart entre les formes transitive et intransitive du verbe ? 

Je peux habiter à Paris sans que cela ne soit constitutif de mon identité. Quand “j’habite à Paris”, j’entretiens un rapport distancié, extérieur à cette ville. Mais si “j’habite Paris”, c’est bien la ville que j’habite. “Je l’habite” - et non pas “j’y habite”. Dans Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, Mona Chollet reprend à son compte la distinction d’Ivan Illich entre « habiter » et « être logé ». Et le penseur de déplorer : « Nous perdons l’art d’habiter, on loge maintenant ! ». On peut remarquer le caractère passif du logement (« être logé »), là où l’habitant est actif : il habite sa maison, sa commune, sa ville. Il la transforme, la subit parfois, il parle d’elle, participe à son attractivité, à son caractère inclusif, au confort qu’elle propose, aux mobilités qui la traversent. Il est un élément constitutif des dynamiques de sa ville.


Quel rapport avec les actions que nous menons au sein de Ouishare ? 

Nous pensons que pour appréhender une question sociale, économique ou encore technologique, il est essentiel de l’aborder dans son contexte : avant tout, dans son territoire. Ce contexte est fait de relations entre des citoyen.ne.s, des élu.e.s, des entreprises, des lieux. 

Il s’agit de prendre au sérieux la relation entre ces parties prenantes, et c’est ce que nous mettons derrière la notion d’habitat. 

En emménageant à Bagnolet (1), nous n’avons pas fait autrement. Nous avons initié un projet bien plus vaste que celui de trouver de nouveaux bureaux : un projet d’habitat, de tissages et de rencontres. Nous avons découvert la géographie, les personnes, les lieux, les projets et les associations de la ville de Bagnolet. Nous avons appris l’histoire, les enjeux et les tensions politiques qui la traversent, les rêves qui la motivent, les risques qui la guettent. Deux ans plus tard, nous avons favorisé les rencontres entre indépendant.e.s parisien.ne.s et jeunes bagnoletais.es, organisé des balades urbaines pour inciter les start-ups à sortir de leurs bureaux, collaboré avec un centre social où nous avons organisé plusieurs ateliers (2)… Des initiatives que nous n’avions pas planifiées, mais qui se sont présentées, à la faveur de notre ancrage dans le territoire. À l’échelle locale, nous cherchons à combiner un regard extérieur, une certaine prise de recul, avec une compréhension réelle et solide du terrain. Habiter, c’est d’abord prendre le temps pour comprendre. C’est-à-dire cum-prehendere : prendre avec soi. 

Sans ce temps-là, on ne peut pas prétendre à un quelconque recul - seulement de la distance.

De la carte au territoire 

Alfred Korzybski, philosophe et scientifique de la première moitié du 20e siècle, insistait sur ce point : “la carte n’est pas le territoire” ! La carte re-présente, elle fige et, nécessairement, elle choisit de donner à voir un certain aspect du réel - choisir, c’est renoncer. Tout en nous appuyant sur cet outil précieux, nous cherchons à explorer le réel dans sa pluralité, sa complexité, ses dynamiques. Les territoires sont vivants. Ils résultent de l’entrelacs constitué par des espaces, des personnes, des infrastructures, des flux, etc. En ce sens, les territoires sont le pendant empirique de la carte, qui théorise, immobilise. 

Si le territoire se définit par ces entrelacs et l’interdépendance entre les parties qui le composent, alors il devient impossible de le désigner par l’une de ses fonctions. Assimiler Marseille à la baignade ou la Jamaïque à la drogue, ce serait comme réduire une femme à son utérus. Puisque le territoire est formé de relations, chacune de ses parties existe par rapport aux autres. Alors, je ne peux agir sur un élément du territoire sans prendre en compte d’autres éléments, ou sans que mon action n’ait de répercussions sur d’autres éléments de ce territoire : la construction d’un bâtiment doit prendre en compte le climat et aura des répercussions sur la biodiversité locale, par exemple. Dès lors, il est nécessaire de prendre en compte le territoire pour lui-même, comme un tout. Une approche holistique, écosystémique, est indispensable. On ne peut pas imaginer combattre la “fracture numérique” dans le quartier prioritaire de Planoise à Besançon sans prendre en compte l’ensemble des caractéristiques de ce quartier. Le taux d’emploi, le niveau de maîtrise de la langue ou encore le taux d’équipement des foyers sont autant de dimensions à comprendre et intégrer pour éviter l’écueil d’une solution qui n’apporte qu’une réponse partielle aux problèmes qui se posent (3). De la même façon, développer l’économie circulaire dans le quartier des Deux Rives à Paris, ce n’est pas calquer des décisions sur un modèle pré-existant. Avant toutes choses, il s’agit de mettre en réseau et de comprendre les enjeux relatifs à l’ensemble des parties prenantes : habitant.e.s et travailleur.euses, grands groupes et petites entreprises, associations et acteurs.trices publics.ques. 

À Planoise comme aux Deux Rives, on ne peut pas ne pas s’immerger dans les écosystèmes et réalités propres à ces territoires. Sans quoi nos propositions risqueraient d’être loin des réalités, redondantes, anachroniques, rarement pertinentes.

Concrètement ? Quand nous nous sommes intéressé.e.s au sujet de la précarité énergétique à Roubaix (4), nous avons rencontré de nombreux.ses habitant.e.s, pris le temps de créer des liens avec et entre ces dernier.e.s, de voir naître un climat de confiance au fil des échanges. Nous avons intégré à ces rencontres de nombreuses associations locales telles que le Graal ou les Compagnons Bâtisseurs, développé des liens avec la Métropole européenne de Lille, avec nos partenaires de la Fondation Rexel. Nous avons suivi et retracé les parcours des différentes personnes dans le besoin, pour comprendre la nature et l’origine des difficultés qu’elles rencontrent dans leur lutte contre la précarité énergétique. Cela a permis de révéler les ressources - parfois insoupçonnées - aussi bien humaines que logistiques ou artisanales, des personnes vivant ces situations de précarité. Elles ont été amenées à verbaliser leurs incompréhensions, leurs doutes, leurs espoirs, les craintes et les freins qu’elles rencontrent. Nous avons mis à jour des complémentarités - tout en identifiant des besoins et des lacunes chez les habitant.e.s comme chez les professionnel.le.s concerné.e.s. 

Une approche exigeante

Cette approche est exigeante, pourquoi ? Parce qu’elle demande du temps : du temps d’exploration et de mise en perspective. Surtout, elle demande d’être à l’écoute et de s’adapter en permanence aux réactions, besoins et propositions de nos différents interlocuteur.trices. Cette approche par le questionnement plutôt que par la solution est un long cheminement. 

Pour habiter nos territoires, nous devons donc parier sur le temps long. Nous devons acquérir une certaine connaissance de l’histoire du territoire, des enjeux politiques qui le traversent, des parcours personnels et collectifs de ses habitants.

Nous tendons à travailler avec les territoires qui sont le berceau des questions dont nous nous saisissons. Nous tendons à un travail contributif, c’est-à-dire alimenté par le plus grand nombre localement, car nous pensons que les savoirs sont en puissance partout, et qu’ils ne sont pas seulement académiques. Bernard Stiegler reprend la notion de “territoire apprenant” développée par Pierre Veltz dans Des territoires pour apprendre et innover. L’idée est que les personnes avec qui l’on travaille sur le terrain deviennent des contributeur.trices de recherche ; c’est aussi ce que Bernard Stiegler appelle recherche-action. 

Sans ce temps et cette implication territoriale - habiter nos territoires - nous ne voyons pas comment produire un travail pertinent. Au contraire, travailler de façon contributive est un gage de pertinence, de durabilité et d’encapacitation des personnes, à commencer par nous.


  1. Espace de travail et territoire : ce que nous avons appris en jetant l’ancre à Bagnolet, Article, juin 2019
  2. Provoquer des discussions citoyennes sur un sujet politique : l'utilisation des données intimes, Etude de cas, novembre 2020
  3. Questionner les pratiques numériques d’habitants de quartiers prioritaires, Etude de cas, juillet 2020
  4. Habiter ensemble nos questions sociales, Etude de cas, juillet 2020

Les territoires, on les habite ou on les quitte

by 
Camille Lizop
Inside Ouishare
December 15, 2020
Les territoires, on les habite ou on les quitte
Share on

OUISHARE de l’intérieur. Du Manifeste au sous-texte 1/3. D’aucuns dénoncent les projets descendants, totalement déconnectés des réalités du terrain. Qu’à cela ne tienne : après les approches “top-down”, l’heure est au “bottom-up”. Aux “écosystèmes”. Mais que dissimulent ces notions, peu et mal définies ? Pourquoi mener une approche de terrain, nécessairement plus longue et coûteuse ? Chez Ouishare, nous abordons chaque mission, chaque problème, en contexte, dans son environnement local. Nous croyons aux vertus de l’ancrage. Nous ne croyons qu’aux solutions qui habitent leur territoire.

Cet article fait partie de la série “Du Manifeste au sous-texte” - une série qui permet de mieux comprendre et approfondir ce que nous affirmons dans notre manifeste.  Dans cet article, focus sur l’expression suivante “En abordant chaque collaboration de façon contextualisée”. 

Le logement est mort, vive l’habitat !

Qu’indique-t-on, quand on dit d’une maison qu’elle n’est pas « habitée », ou d’une personne qu’elle est « habitée » par quelque chose ? Quelle différence entre les déclarations « j’habite à Paris »,  « j’habite Paris » et  « je suis logé.e à Paris » ? Quel écart entre les formes transitive et intransitive du verbe ? 

Je peux habiter à Paris sans que cela ne soit constitutif de mon identité. Quand “j’habite à Paris”, j’entretiens un rapport distancié, extérieur à cette ville. Mais si “j’habite Paris”, c’est bien la ville que j’habite. “Je l’habite” - et non pas “j’y habite”. Dans Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, Mona Chollet reprend à son compte la distinction d’Ivan Illich entre « habiter » et « être logé ». Et le penseur de déplorer : « Nous perdons l’art d’habiter, on loge maintenant ! ». On peut remarquer le caractère passif du logement (« être logé »), là où l’habitant est actif : il habite sa maison, sa commune, sa ville. Il la transforme, la subit parfois, il parle d’elle, participe à son attractivité, à son caractère inclusif, au confort qu’elle propose, aux mobilités qui la traversent. Il est un élément constitutif des dynamiques de sa ville.


Quel rapport avec les actions que nous menons au sein de Ouishare ? 

Nous pensons que pour appréhender une question sociale, économique ou encore technologique, il est essentiel de l’aborder dans son contexte : avant tout, dans son territoire. Ce contexte est fait de relations entre des citoyen.ne.s, des élu.e.s, des entreprises, des lieux. 

Il s’agit de prendre au sérieux la relation entre ces parties prenantes, et c’est ce que nous mettons derrière la notion d’habitat. 

En emménageant à Bagnolet (1), nous n’avons pas fait autrement. Nous avons initié un projet bien plus vaste que celui de trouver de nouveaux bureaux : un projet d’habitat, de tissages et de rencontres. Nous avons découvert la géographie, les personnes, les lieux, les projets et les associations de la ville de Bagnolet. Nous avons appris l’histoire, les enjeux et les tensions politiques qui la traversent, les rêves qui la motivent, les risques qui la guettent. Deux ans plus tard, nous avons favorisé les rencontres entre indépendant.e.s parisien.ne.s et jeunes bagnoletais.es, organisé des balades urbaines pour inciter les start-ups à sortir de leurs bureaux, collaboré avec un centre social où nous avons organisé plusieurs ateliers (2)… Des initiatives que nous n’avions pas planifiées, mais qui se sont présentées, à la faveur de notre ancrage dans le territoire. À l’échelle locale, nous cherchons à combiner un regard extérieur, une certaine prise de recul, avec une compréhension réelle et solide du terrain. Habiter, c’est d’abord prendre le temps pour comprendre. C’est-à-dire cum-prehendere : prendre avec soi. 

Sans ce temps-là, on ne peut pas prétendre à un quelconque recul - seulement de la distance.

De la carte au territoire 

Alfred Korzybski, philosophe et scientifique de la première moitié du 20e siècle, insistait sur ce point : “la carte n’est pas le territoire” ! La carte re-présente, elle fige et, nécessairement, elle choisit de donner à voir un certain aspect du réel - choisir, c’est renoncer. Tout en nous appuyant sur cet outil précieux, nous cherchons à explorer le réel dans sa pluralité, sa complexité, ses dynamiques. Les territoires sont vivants. Ils résultent de l’entrelacs constitué par des espaces, des personnes, des infrastructures, des flux, etc. En ce sens, les territoires sont le pendant empirique de la carte, qui théorise, immobilise. 

Si le territoire se définit par ces entrelacs et l’interdépendance entre les parties qui le composent, alors il devient impossible de le désigner par l’une de ses fonctions. Assimiler Marseille à la baignade ou la Jamaïque à la drogue, ce serait comme réduire une femme à son utérus. Puisque le territoire est formé de relations, chacune de ses parties existe par rapport aux autres. Alors, je ne peux agir sur un élément du territoire sans prendre en compte d’autres éléments, ou sans que mon action n’ait de répercussions sur d’autres éléments de ce territoire : la construction d’un bâtiment doit prendre en compte le climat et aura des répercussions sur la biodiversité locale, par exemple. Dès lors, il est nécessaire de prendre en compte le territoire pour lui-même, comme un tout. Une approche holistique, écosystémique, est indispensable. On ne peut pas imaginer combattre la “fracture numérique” dans le quartier prioritaire de Planoise à Besançon sans prendre en compte l’ensemble des caractéristiques de ce quartier. Le taux d’emploi, le niveau de maîtrise de la langue ou encore le taux d’équipement des foyers sont autant de dimensions à comprendre et intégrer pour éviter l’écueil d’une solution qui n’apporte qu’une réponse partielle aux problèmes qui se posent (3). De la même façon, développer l’économie circulaire dans le quartier des Deux Rives à Paris, ce n’est pas calquer des décisions sur un modèle pré-existant. Avant toutes choses, il s’agit de mettre en réseau et de comprendre les enjeux relatifs à l’ensemble des parties prenantes : habitant.e.s et travailleur.euses, grands groupes et petites entreprises, associations et acteurs.trices publics.ques. 

À Planoise comme aux Deux Rives, on ne peut pas ne pas s’immerger dans les écosystèmes et réalités propres à ces territoires. Sans quoi nos propositions risqueraient d’être loin des réalités, redondantes, anachroniques, rarement pertinentes.

Concrètement ? Quand nous nous sommes intéressé.e.s au sujet de la précarité énergétique à Roubaix (4), nous avons rencontré de nombreux.ses habitant.e.s, pris le temps de créer des liens avec et entre ces dernier.e.s, de voir naître un climat de confiance au fil des échanges. Nous avons intégré à ces rencontres de nombreuses associations locales telles que le Graal ou les Compagnons Bâtisseurs, développé des liens avec la Métropole européenne de Lille, avec nos partenaires de la Fondation Rexel. Nous avons suivi et retracé les parcours des différentes personnes dans le besoin, pour comprendre la nature et l’origine des difficultés qu’elles rencontrent dans leur lutte contre la précarité énergétique. Cela a permis de révéler les ressources - parfois insoupçonnées - aussi bien humaines que logistiques ou artisanales, des personnes vivant ces situations de précarité. Elles ont été amenées à verbaliser leurs incompréhensions, leurs doutes, leurs espoirs, les craintes et les freins qu’elles rencontrent. Nous avons mis à jour des complémentarités - tout en identifiant des besoins et des lacunes chez les habitant.e.s comme chez les professionnel.le.s concerné.e.s. 

Une approche exigeante

Cette approche est exigeante, pourquoi ? Parce qu’elle demande du temps : du temps d’exploration et de mise en perspective. Surtout, elle demande d’être à l’écoute et de s’adapter en permanence aux réactions, besoins et propositions de nos différents interlocuteur.trices. Cette approche par le questionnement plutôt que par la solution est un long cheminement. 

Pour habiter nos territoires, nous devons donc parier sur le temps long. Nous devons acquérir une certaine connaissance de l’histoire du territoire, des enjeux politiques qui le traversent, des parcours personnels et collectifs de ses habitants.

Nous tendons à travailler avec les territoires qui sont le berceau des questions dont nous nous saisissons. Nous tendons à un travail contributif, c’est-à-dire alimenté par le plus grand nombre localement, car nous pensons que les savoirs sont en puissance partout, et qu’ils ne sont pas seulement académiques. Bernard Stiegler reprend la notion de “territoire apprenant” développée par Pierre Veltz dans Des territoires pour apprendre et innover. L’idée est que les personnes avec qui l’on travaille sur le terrain deviennent des contributeur.trices de recherche ; c’est aussi ce que Bernard Stiegler appelle recherche-action. 

Sans ce temps et cette implication territoriale - habiter nos territoires - nous ne voyons pas comment produire un travail pertinent. Au contraire, travailler de façon contributive est un gage de pertinence, de durabilité et d’encapacitation des personnes, à commencer par nous.


  1. Espace de travail et territoire : ce que nous avons appris en jetant l’ancre à Bagnolet, Article, juin 2019
  2. Provoquer des discussions citoyennes sur un sujet politique : l'utilisation des données intimes, Etude de cas, novembre 2020
  3. Questionner les pratiques numériques d’habitants de quartiers prioritaires, Etude de cas, juillet 2020
  4. Habiter ensemble nos questions sociales, Etude de cas, juillet 2020
by 
Camille Lizop
Inside Ouishare
December 15, 2020

Les territoires, on les habite ou on les quitte

by
Camille Lizop
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OUISHARE de l’intérieur. Du Manifeste au sous-texte 1/3. D’aucuns dénoncent les projets descendants, totalement déconnectés des réalités du terrain. Qu’à cela ne tienne : après les approches “top-down”, l’heure est au “bottom-up”. Aux “écosystèmes”. Mais que dissimulent ces notions, peu et mal définies ? Pourquoi mener une approche de terrain, nécessairement plus longue et coûteuse ? Chez Ouishare, nous abordons chaque mission, chaque problème, en contexte, dans son environnement local. Nous croyons aux vertus de l’ancrage. Nous ne croyons qu’aux solutions qui habitent leur territoire.

Cet article fait partie de la série “Du Manifeste au sous-texte” - une série qui permet de mieux comprendre et approfondir ce que nous affirmons dans notre manifeste.  Dans cet article, focus sur l’expression suivante “En abordant chaque collaboration de façon contextualisée”. 

Le logement est mort, vive l’habitat !

Qu’indique-t-on, quand on dit d’une maison qu’elle n’est pas « habitée », ou d’une personne qu’elle est « habitée » par quelque chose ? Quelle différence entre les déclarations « j’habite à Paris »,  « j’habite Paris » et  « je suis logé.e à Paris » ? Quel écart entre les formes transitive et intransitive du verbe ? 

Je peux habiter à Paris sans que cela ne soit constitutif de mon identité. Quand “j’habite à Paris”, j’entretiens un rapport distancié, extérieur à cette ville. Mais si “j’habite Paris”, c’est bien la ville que j’habite. “Je l’habite” - et non pas “j’y habite”. Dans Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, Mona Chollet reprend à son compte la distinction d’Ivan Illich entre « habiter » et « être logé ». Et le penseur de déplorer : « Nous perdons l’art d’habiter, on loge maintenant ! ». On peut remarquer le caractère passif du logement (« être logé »), là où l’habitant est actif : il habite sa maison, sa commune, sa ville. Il la transforme, la subit parfois, il parle d’elle, participe à son attractivité, à son caractère inclusif, au confort qu’elle propose, aux mobilités qui la traversent. Il est un élément constitutif des dynamiques de sa ville.


Quel rapport avec les actions que nous menons au sein de Ouishare ? 

Nous pensons que pour appréhender une question sociale, économique ou encore technologique, il est essentiel de l’aborder dans son contexte : avant tout, dans son territoire. Ce contexte est fait de relations entre des citoyen.ne.s, des élu.e.s, des entreprises, des lieux. 

Il s’agit de prendre au sérieux la relation entre ces parties prenantes, et c’est ce que nous mettons derrière la notion d’habitat. 

En emménageant à Bagnolet (1), nous n’avons pas fait autrement. Nous avons initié un projet bien plus vaste que celui de trouver de nouveaux bureaux : un projet d’habitat, de tissages et de rencontres. Nous avons découvert la géographie, les personnes, les lieux, les projets et les associations de la ville de Bagnolet. Nous avons appris l’histoire, les enjeux et les tensions politiques qui la traversent, les rêves qui la motivent, les risques qui la guettent. Deux ans plus tard, nous avons favorisé les rencontres entre indépendant.e.s parisien.ne.s et jeunes bagnoletais.es, organisé des balades urbaines pour inciter les start-ups à sortir de leurs bureaux, collaboré avec un centre social où nous avons organisé plusieurs ateliers (2)… Des initiatives que nous n’avions pas planifiées, mais qui se sont présentées, à la faveur de notre ancrage dans le territoire. À l’échelle locale, nous cherchons à combiner un regard extérieur, une certaine prise de recul, avec une compréhension réelle et solide du terrain. Habiter, c’est d’abord prendre le temps pour comprendre. C’est-à-dire cum-prehendere : prendre avec soi. 

Sans ce temps-là, on ne peut pas prétendre à un quelconque recul - seulement de la distance.

De la carte au territoire 

Alfred Korzybski, philosophe et scientifique de la première moitié du 20e siècle, insistait sur ce point : “la carte n’est pas le territoire” ! La carte re-présente, elle fige et, nécessairement, elle choisit de donner à voir un certain aspect du réel - choisir, c’est renoncer. Tout en nous appuyant sur cet outil précieux, nous cherchons à explorer le réel dans sa pluralité, sa complexité, ses dynamiques. Les territoires sont vivants. Ils résultent de l’entrelacs constitué par des espaces, des personnes, des infrastructures, des flux, etc. En ce sens, les territoires sont le pendant empirique de la carte, qui théorise, immobilise. 

Si le territoire se définit par ces entrelacs et l’interdépendance entre les parties qui le composent, alors il devient impossible de le désigner par l’une de ses fonctions. Assimiler Marseille à la baignade ou la Jamaïque à la drogue, ce serait comme réduire une femme à son utérus. Puisque le territoire est formé de relations, chacune de ses parties existe par rapport aux autres. Alors, je ne peux agir sur un élément du territoire sans prendre en compte d’autres éléments, ou sans que mon action n’ait de répercussions sur d’autres éléments de ce territoire : la construction d’un bâtiment doit prendre en compte le climat et aura des répercussions sur la biodiversité locale, par exemple. Dès lors, il est nécessaire de prendre en compte le territoire pour lui-même, comme un tout. Une approche holistique, écosystémique, est indispensable. On ne peut pas imaginer combattre la “fracture numérique” dans le quartier prioritaire de Planoise à Besançon sans prendre en compte l’ensemble des caractéristiques de ce quartier. Le taux d’emploi, le niveau de maîtrise de la langue ou encore le taux d’équipement des foyers sont autant de dimensions à comprendre et intégrer pour éviter l’écueil d’une solution qui n’apporte qu’une réponse partielle aux problèmes qui se posent (3). De la même façon, développer l’économie circulaire dans le quartier des Deux Rives à Paris, ce n’est pas calquer des décisions sur un modèle pré-existant. Avant toutes choses, il s’agit de mettre en réseau et de comprendre les enjeux relatifs à l’ensemble des parties prenantes : habitant.e.s et travailleur.euses, grands groupes et petites entreprises, associations et acteurs.trices publics.ques. 

À Planoise comme aux Deux Rives, on ne peut pas ne pas s’immerger dans les écosystèmes et réalités propres à ces territoires. Sans quoi nos propositions risqueraient d’être loin des réalités, redondantes, anachroniques, rarement pertinentes.

Concrètement ? Quand nous nous sommes intéressé.e.s au sujet de la précarité énergétique à Roubaix (4), nous avons rencontré de nombreux.ses habitant.e.s, pris le temps de créer des liens avec et entre ces dernier.e.s, de voir naître un climat de confiance au fil des échanges. Nous avons intégré à ces rencontres de nombreuses associations locales telles que le Graal ou les Compagnons Bâtisseurs, développé des liens avec la Métropole européenne de Lille, avec nos partenaires de la Fondation Rexel. Nous avons suivi et retracé les parcours des différentes personnes dans le besoin, pour comprendre la nature et l’origine des difficultés qu’elles rencontrent dans leur lutte contre la précarité énergétique. Cela a permis de révéler les ressources - parfois insoupçonnées - aussi bien humaines que logistiques ou artisanales, des personnes vivant ces situations de précarité. Elles ont été amenées à verbaliser leurs incompréhensions, leurs doutes, leurs espoirs, les craintes et les freins qu’elles rencontrent. Nous avons mis à jour des complémentarités - tout en identifiant des besoins et des lacunes chez les habitant.e.s comme chez les professionnel.le.s concerné.e.s. 

Une approche exigeante

Cette approche est exigeante, pourquoi ? Parce qu’elle demande du temps : du temps d’exploration et de mise en perspective. Surtout, elle demande d’être à l’écoute et de s’adapter en permanence aux réactions, besoins et propositions de nos différents interlocuteur.trices. Cette approche par le questionnement plutôt que par la solution est un long cheminement. 

Pour habiter nos territoires, nous devons donc parier sur le temps long. Nous devons acquérir une certaine connaissance de l’histoire du territoire, des enjeux politiques qui le traversent, des parcours personnels et collectifs de ses habitants.

Nous tendons à travailler avec les territoires qui sont le berceau des questions dont nous nous saisissons. Nous tendons à un travail contributif, c’est-à-dire alimenté par le plus grand nombre localement, car nous pensons que les savoirs sont en puissance partout, et qu’ils ne sont pas seulement académiques. Bernard Stiegler reprend la notion de “territoire apprenant” développée par Pierre Veltz dans Des territoires pour apprendre et innover. L’idée est que les personnes avec qui l’on travaille sur le terrain deviennent des contributeur.trices de recherche ; c’est aussi ce que Bernard Stiegler appelle recherche-action. 

Sans ce temps et cette implication territoriale - habiter nos territoires - nous ne voyons pas comment produire un travail pertinent. Au contraire, travailler de façon contributive est un gage de pertinence, de durabilité et d’encapacitation des personnes, à commencer par nous.


  1. Espace de travail et territoire : ce que nous avons appris en jetant l’ancre à Bagnolet, Article, juin 2019
  2. Provoquer des discussions citoyennes sur un sujet politique : l'utilisation des données intimes, Etude de cas, novembre 2020
  3. Questionner les pratiques numériques d’habitants de quartiers prioritaires, Etude de cas, juillet 2020
  4. Habiter ensemble nos questions sociales, Etude de cas, juillet 2020
by 
Camille Lizop
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