Magazine
October 4, 2022

Apprendre à vivre sans le monde capitaliste et industriel

Vous travaillez un an chez HSBC avant de quitter la banque puis de tenter de vivre en dehors du système capitaliste et industriel en Martinique. Quel a été l’élément déclencheur de ce véritable changement de vie ?

Jérémy Désir : Chez HSBC, j’étais chargé de superviser des modèles de trading algorithmiques sur des devises, puis sur des obligations souveraines (des dettes d’État). Aujourd’hui, ces échanges se font de manière automatisée, à la milliseconde, sur la base de programmes informatiques écrits par des ingénieur-euses et des docteur-es en maths, en finance ou en informatique. On appelle ça le trading haute fréquence. Mon rôle consistait à analyser ces programmes et à émettre des alertes s’ils semblaient risqués. Assez vite, je me suis rendu compte que ces modèles étaient si complexes que personne ne les comprenait, sauf moi, mon supérieur, et celles et ceux qui les avaient conçus. Pire, cette complexité dissimulait des erreurs aberrantes et mêmes rédhibitoires pour l’utilisation de ces programmes selon les critères de la banque elle-même ! Quand j’en ai averti ma hiérarchie, je n’ai pas été entendu ; aucune action n’a été engagée et les algorithmes ont continué à être utilisés. Dans ces situations, c’est toujours le ou la trader qui a le dernier mot, car ses intérêts sont alignés avec ceux de la banque, qu’importent mes alertes. Cela m’a questionné sur l’utilité de mon métier et de la supposée régulation interne des banques. Qu’est-ce qui est supervisé, si les analyses de risque ne sont pas écoutées ? Et qui prend réellement des risques ? Car quand des crises surviennent, ce sont les États et donc les citoyens qui paient pour renflouer les banques. La régulation bancaire et le trading ne sont ni plus ni moins qu’une gigantesque escroquerie qui ruine la planète et les gens. 

Comme d’autres “matières premières”, l’eau est devenue un produit financier parmi d’autres. 

Vous évoquez la planète. A partir de quand avez-vous pris conscience de l’impératif écologique ?

J. D. : En 2018, quand j’intègre HSBC, une succession d’événements me sensibilise aux enjeux climatique et écologique : Greta Thunberg, des manifestations un peu partout dans le monde, les actions d’Extinction Rebellion, dont une à laquelle j’ai participé, la démission de Nicolas Hulot, le mouvement des Gilets Jaunes, etc. A ce moment-là, je comprends qu’il y a un problème sur lequel je n’ai jamais reçu aucun enseignement pendant mes études. Je décide alors de faire des recherches par moi-même et de regarder ce que fait HSBC sur le sujet. Et là, je prends une grosse claque. Toutes les connaissances sur les ravages de la croissance sont là, depuis au moins 50 ans (avec le rapport Meadows, entre autres), et pourtant rien n’est fait au sein de la plus grande banque d’Europe. Toute leur politique climatique n’est qu’une imposture. Elle se résume à des “produits verts” soi-disant neutres en carbone mais dont personne ne connaît l’impact ou les usages réels. Elle affiche un objectif de croissance à deux chiffres malgré l’impossibilité avérée du découplage. J’ai essayé de confronter mes employeur-euses, mais en retour, je n’ai obtenu que du déni, voire du cynisme : “on ne peut rien y faire”. Tout le monde se renvoie la balle - les banques, les consommateur-ices, les États, les pétroliers - et rien ne change. Rien, sauf la possibilité nouvelle de spéculer sur la raréfaction des ressources. Depuis deux ans, à la bourse de Chicago, on peut parier sur la disponibilité future de l’eau. Comme d’autres “matières premières”, l’eau est devenue un produit financier parmi d’autres. 

Finalement, vous décidez de quitter la banque et d’écrire le livre Faire sauter la banque (éditions Divergences, 2020)...

J. D. : Je quitte la banque avec deux convictions. Premièrement, concernant la racine commune des désastres socio-écologiques de notre époque. Du dérèglement climatique à l’effondrement de la biodiversité, de la prolifération nucléaire à l’extractivisme minier, des guerres impérialistes aux records monstrueux d’inégalités, il s’agit là des conséquences logiques et inévitables d’un système qui porte un nom : le capitalisme industriel. Deuxièmement, ce système est irréformable. La seule issue est donc la suivante : démanteler le capitalisme industriel, et apprendre à vivre sans. Cela représente un choc très brutal pour nous, habitants des pays riches. C’est pour cette raison qu’une telle issue est si peu relayée par les mouvements sociaux et écologistes dominants. Ainsi, toute stratégie cohérente pour sortir de notre impuissance passe nécessairement par une lutte acharnée contre l’économie marchande et la réappropriation de son autonomie matérielle.  

Dans notre vie d’avant, d’urbains, nous étions entourés de beaucoup de monde mais, au fond, nous étions seuls. Aujourd’hui, nous sommes insérés dans un réseau de partage et d’entraide.

En vivant en Martinique, sur une terre agricole, vous contribuez à faire émerger ce nouveau monde ?

J. D. : J’ai hérité de ma famille d’un petit terrain agricole en Martinique, en friche depuis plusieurs années. Avec ma compagne, nous avons décidé de nous y installer et d’y vivre en essayant de nous extraire le plus possible du modèle capitaliste et industriel. Après avoir glané quelques rudiments en agriculture traditionnelle et permaculture auprès de berger-es et de paysan-nes, en Corse puis en Guadeloupe, nous nous sommes installés sur le terrain avec notre tente, sans accès à l’électricité ni à l’eau, à vingt minutes à pied du premier village. Aujourd’hui, nous cultivons du café, du cacao, et plein d’autres arbres fruitiers exotiques. Nous allons aussi être aidés pour nous construire une case en bambou afin de dormir au sec, le terrain étant très humide et les pluies très fréquentes. Ce que nous expérimentons ici en Martinique, ce n’est pas qu’un projet de vie. C’est un projet de société, une autre façon d’habiter notre planète et de vivre avec les autres. Nous partageons d’ailleurs nos apprentissages sous la forme d’une série documentaire intitulée “Enquête de résistance et d’autonomie depuis le monde caribéen” pour permettre à d’autres de se lancer, comme nous, et fertiliser les imaginaires politiques.

Peut-on changer le monde en s’en extrayant totalement ?

J. D. : L’endroit où se situe le terrain a beau être très rural et agricole, nous y avons tissé de nombreux liens. Les paysan-nes et les éleveur-euses des alentours nous ont beaucoup aidés, et nous les aidons en retour. Par exemple, notre cacao, nous l’avons planté avec du fumier donné par notre voisin, éleveur amateur. Nous l’avons remercié avec un panier de fruits et légumes, récoltés sur une ferme agrobiologique, lui-même offert par le propriétaire en échange de notre « koudmen » (pratique culturelle antillaise d’entraide). Nous faisons donc bien le choix de vouloir vivre en dehors du monde capitaliste et industriel, mais pas du monde tout court ! Dans notre vie d’avant, d’urbains, nous étions entourés de beaucoup de monde mais, au fond, nous étions seuls. Aujourd’hui, nous nous insérons progressivement dans un réseau de partage et d’entraide qui fonctionne sur une logique de don et de contre-don, avec aussi peu d’échanges monétaires que possible. Nos relations sociales n’ont jamais été aussi riches. 

Est-ce suffisant ?

J. D. : Expérimenter ce mode de vie alternatif en Martinique, cela reste une action « défensive ». En faisant cela, on ne menace pas l’ordre en place. Si l’on veut mettre fin au désastre, il faudra, en parallèle, mener des actions « offensives ». C’est ce à quoi on essaye de contribuer au travers de notre association Vous n’êtes pas seuls. Nous accompagnons des salarié-es en rupture entre leur travail et leurs valeurs. Certain-es d’entre eux, occupant des postes à responsabilités, possèdent des informations clés sur leur organisation, à même de déstabiliser leur secteur qu’ils et elles savent vecteurs d’injustices et de destructions. Je crois qu’on ne peut mettre fin aux ravages du système qu’en le sabotant, tant de l’extérieur que de l’intérieur. Il faut alors avancer sur une ligne de crête avec la légalité…

____

Jérémy Désir est un ancien analyste quantitatif pour la banque HSBC. Il est l’auteur de Faire sauter la banque, Le rôle de la finance dans le désastre écologique, paru aux éditions Divergences en 2020, et le co-fondateur de l’association Vous n’êtes pas seuls.

____

Sur le même sujet :

> Entretien avec Bruno Tackels : “Le progrès économique constitue un développement mortifère”

> Entretien avec Corinne Morel Darleux : “Guide de survie éthique par temps de crise écologique”

> Entretien avec Lamya Essemlali : L’activisme est le loyer que je paie pour cette planète

Apprendre à vivre sans le monde capitaliste et industriel

by 
Solène Manouvrier
Magazine
October 4, 2022
Apprendre à vivre sans le monde capitaliste et industriel
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ENTRETIEN avec Jérémy Désir. Nombreux sont celles et ceux qui appellent à la “transition écologique”, mais peu vont jusqu’à la transformation radicale de leur mode de vie. Jérémy Désir en fait partie. Ancien banquier, lanceur d’alerte, il prône la destruction du monde capitaliste et industriel et apprend progressivement à vivre sans. Récit.

Vous travaillez un an chez HSBC avant de quitter la banque puis de tenter de vivre en dehors du système capitaliste et industriel en Martinique. Quel a été l’élément déclencheur de ce véritable changement de vie ?

Jérémy Désir : Chez HSBC, j’étais chargé de superviser des modèles de trading algorithmiques sur des devises, puis sur des obligations souveraines (des dettes d’État). Aujourd’hui, ces échanges se font de manière automatisée, à la milliseconde, sur la base de programmes informatiques écrits par des ingénieur-euses et des docteur-es en maths, en finance ou en informatique. On appelle ça le trading haute fréquence. Mon rôle consistait à analyser ces programmes et à émettre des alertes s’ils semblaient risqués. Assez vite, je me suis rendu compte que ces modèles étaient si complexes que personne ne les comprenait, sauf moi, mon supérieur, et celles et ceux qui les avaient conçus. Pire, cette complexité dissimulait des erreurs aberrantes et mêmes rédhibitoires pour l’utilisation de ces programmes selon les critères de la banque elle-même ! Quand j’en ai averti ma hiérarchie, je n’ai pas été entendu ; aucune action n’a été engagée et les algorithmes ont continué à être utilisés. Dans ces situations, c’est toujours le ou la trader qui a le dernier mot, car ses intérêts sont alignés avec ceux de la banque, qu’importent mes alertes. Cela m’a questionné sur l’utilité de mon métier et de la supposée régulation interne des banques. Qu’est-ce qui est supervisé, si les analyses de risque ne sont pas écoutées ? Et qui prend réellement des risques ? Car quand des crises surviennent, ce sont les États et donc les citoyens qui paient pour renflouer les banques. La régulation bancaire et le trading ne sont ni plus ni moins qu’une gigantesque escroquerie qui ruine la planète et les gens. 

Comme d’autres “matières premières”, l’eau est devenue un produit financier parmi d’autres. 

Vous évoquez la planète. A partir de quand avez-vous pris conscience de l’impératif écologique ?

J. D. : En 2018, quand j’intègre HSBC, une succession d’événements me sensibilise aux enjeux climatique et écologique : Greta Thunberg, des manifestations un peu partout dans le monde, les actions d’Extinction Rebellion, dont une à laquelle j’ai participé, la démission de Nicolas Hulot, le mouvement des Gilets Jaunes, etc. A ce moment-là, je comprends qu’il y a un problème sur lequel je n’ai jamais reçu aucun enseignement pendant mes études. Je décide alors de faire des recherches par moi-même et de regarder ce que fait HSBC sur le sujet. Et là, je prends une grosse claque. Toutes les connaissances sur les ravages de la croissance sont là, depuis au moins 50 ans (avec le rapport Meadows, entre autres), et pourtant rien n’est fait au sein de la plus grande banque d’Europe. Toute leur politique climatique n’est qu’une imposture. Elle se résume à des “produits verts” soi-disant neutres en carbone mais dont personne ne connaît l’impact ou les usages réels. Elle affiche un objectif de croissance à deux chiffres malgré l’impossibilité avérée du découplage. J’ai essayé de confronter mes employeur-euses, mais en retour, je n’ai obtenu que du déni, voire du cynisme : “on ne peut rien y faire”. Tout le monde se renvoie la balle - les banques, les consommateur-ices, les États, les pétroliers - et rien ne change. Rien, sauf la possibilité nouvelle de spéculer sur la raréfaction des ressources. Depuis deux ans, à la bourse de Chicago, on peut parier sur la disponibilité future de l’eau. Comme d’autres “matières premières”, l’eau est devenue un produit financier parmi d’autres. 

Finalement, vous décidez de quitter la banque et d’écrire le livre Faire sauter la banque (éditions Divergences, 2020)...

J. D. : Je quitte la banque avec deux convictions. Premièrement, concernant la racine commune des désastres socio-écologiques de notre époque. Du dérèglement climatique à l’effondrement de la biodiversité, de la prolifération nucléaire à l’extractivisme minier, des guerres impérialistes aux records monstrueux d’inégalités, il s’agit là des conséquences logiques et inévitables d’un système qui porte un nom : le capitalisme industriel. Deuxièmement, ce système est irréformable. La seule issue est donc la suivante : démanteler le capitalisme industriel, et apprendre à vivre sans. Cela représente un choc très brutal pour nous, habitants des pays riches. C’est pour cette raison qu’une telle issue est si peu relayée par les mouvements sociaux et écologistes dominants. Ainsi, toute stratégie cohérente pour sortir de notre impuissance passe nécessairement par une lutte acharnée contre l’économie marchande et la réappropriation de son autonomie matérielle.  

Dans notre vie d’avant, d’urbains, nous étions entourés de beaucoup de monde mais, au fond, nous étions seuls. Aujourd’hui, nous sommes insérés dans un réseau de partage et d’entraide.

En vivant en Martinique, sur une terre agricole, vous contribuez à faire émerger ce nouveau monde ?

J. D. : J’ai hérité de ma famille d’un petit terrain agricole en Martinique, en friche depuis plusieurs années. Avec ma compagne, nous avons décidé de nous y installer et d’y vivre en essayant de nous extraire le plus possible du modèle capitaliste et industriel. Après avoir glané quelques rudiments en agriculture traditionnelle et permaculture auprès de berger-es et de paysan-nes, en Corse puis en Guadeloupe, nous nous sommes installés sur le terrain avec notre tente, sans accès à l’électricité ni à l’eau, à vingt minutes à pied du premier village. Aujourd’hui, nous cultivons du café, du cacao, et plein d’autres arbres fruitiers exotiques. Nous allons aussi être aidés pour nous construire une case en bambou afin de dormir au sec, le terrain étant très humide et les pluies très fréquentes. Ce que nous expérimentons ici en Martinique, ce n’est pas qu’un projet de vie. C’est un projet de société, une autre façon d’habiter notre planète et de vivre avec les autres. Nous partageons d’ailleurs nos apprentissages sous la forme d’une série documentaire intitulée “Enquête de résistance et d’autonomie depuis le monde caribéen” pour permettre à d’autres de se lancer, comme nous, et fertiliser les imaginaires politiques.

Peut-on changer le monde en s’en extrayant totalement ?

J. D. : L’endroit où se situe le terrain a beau être très rural et agricole, nous y avons tissé de nombreux liens. Les paysan-nes et les éleveur-euses des alentours nous ont beaucoup aidés, et nous les aidons en retour. Par exemple, notre cacao, nous l’avons planté avec du fumier donné par notre voisin, éleveur amateur. Nous l’avons remercié avec un panier de fruits et légumes, récoltés sur une ferme agrobiologique, lui-même offert par le propriétaire en échange de notre « koudmen » (pratique culturelle antillaise d’entraide). Nous faisons donc bien le choix de vouloir vivre en dehors du monde capitaliste et industriel, mais pas du monde tout court ! Dans notre vie d’avant, d’urbains, nous étions entourés de beaucoup de monde mais, au fond, nous étions seuls. Aujourd’hui, nous nous insérons progressivement dans un réseau de partage et d’entraide qui fonctionne sur une logique de don et de contre-don, avec aussi peu d’échanges monétaires que possible. Nos relations sociales n’ont jamais été aussi riches. 

Est-ce suffisant ?

J. D. : Expérimenter ce mode de vie alternatif en Martinique, cela reste une action « défensive ». En faisant cela, on ne menace pas l’ordre en place. Si l’on veut mettre fin au désastre, il faudra, en parallèle, mener des actions « offensives ». C’est ce à quoi on essaye de contribuer au travers de notre association Vous n’êtes pas seuls. Nous accompagnons des salarié-es en rupture entre leur travail et leurs valeurs. Certain-es d’entre eux, occupant des postes à responsabilités, possèdent des informations clés sur leur organisation, à même de déstabiliser leur secteur qu’ils et elles savent vecteurs d’injustices et de destructions. Je crois qu’on ne peut mettre fin aux ravages du système qu’en le sabotant, tant de l’extérieur que de l’intérieur. Il faut alors avancer sur une ligne de crête avec la légalité…

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Jérémy Désir est un ancien analyste quantitatif pour la banque HSBC. Il est l’auteur de Faire sauter la banque, Le rôle de la finance dans le désastre écologique, paru aux éditions Divergences en 2020, et le co-fondateur de l’association Vous n’êtes pas seuls.

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Sur le même sujet :

> Entretien avec Bruno Tackels : “Le progrès économique constitue un développement mortifère”

> Entretien avec Corinne Morel Darleux : “Guide de survie éthique par temps de crise écologique”

> Entretien avec Lamya Essemlali : L’activisme est le loyer que je paie pour cette planète

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Solène Manouvrier
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October 4, 2022

Apprendre à vivre sans le monde capitaliste et industriel

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ENTRETIEN avec Jérémy Désir. Nombreux sont celles et ceux qui appellent à la “transition écologique”, mais peu vont jusqu’à la transformation radicale de leur mode de vie. Jérémy Désir en fait partie. Ancien banquier, lanceur d’alerte, il prône la destruction du monde capitaliste et industriel et apprend progressivement à vivre sans. Récit.

Vous travaillez un an chez HSBC avant de quitter la banque puis de tenter de vivre en dehors du système capitaliste et industriel en Martinique. Quel a été l’élément déclencheur de ce véritable changement de vie ?

Jérémy Désir : Chez HSBC, j’étais chargé de superviser des modèles de trading algorithmiques sur des devises, puis sur des obligations souveraines (des dettes d’État). Aujourd’hui, ces échanges se font de manière automatisée, à la milliseconde, sur la base de programmes informatiques écrits par des ingénieur-euses et des docteur-es en maths, en finance ou en informatique. On appelle ça le trading haute fréquence. Mon rôle consistait à analyser ces programmes et à émettre des alertes s’ils semblaient risqués. Assez vite, je me suis rendu compte que ces modèles étaient si complexes que personne ne les comprenait, sauf moi, mon supérieur, et celles et ceux qui les avaient conçus. Pire, cette complexité dissimulait des erreurs aberrantes et mêmes rédhibitoires pour l’utilisation de ces programmes selon les critères de la banque elle-même ! Quand j’en ai averti ma hiérarchie, je n’ai pas été entendu ; aucune action n’a été engagée et les algorithmes ont continué à être utilisés. Dans ces situations, c’est toujours le ou la trader qui a le dernier mot, car ses intérêts sont alignés avec ceux de la banque, qu’importent mes alertes. Cela m’a questionné sur l’utilité de mon métier et de la supposée régulation interne des banques. Qu’est-ce qui est supervisé, si les analyses de risque ne sont pas écoutées ? Et qui prend réellement des risques ? Car quand des crises surviennent, ce sont les États et donc les citoyens qui paient pour renflouer les banques. La régulation bancaire et le trading ne sont ni plus ni moins qu’une gigantesque escroquerie qui ruine la planète et les gens. 

Comme d’autres “matières premières”, l’eau est devenue un produit financier parmi d’autres. 

Vous évoquez la planète. A partir de quand avez-vous pris conscience de l’impératif écologique ?

J. D. : En 2018, quand j’intègre HSBC, une succession d’événements me sensibilise aux enjeux climatique et écologique : Greta Thunberg, des manifestations un peu partout dans le monde, les actions d’Extinction Rebellion, dont une à laquelle j’ai participé, la démission de Nicolas Hulot, le mouvement des Gilets Jaunes, etc. A ce moment-là, je comprends qu’il y a un problème sur lequel je n’ai jamais reçu aucun enseignement pendant mes études. Je décide alors de faire des recherches par moi-même et de regarder ce que fait HSBC sur le sujet. Et là, je prends une grosse claque. Toutes les connaissances sur les ravages de la croissance sont là, depuis au moins 50 ans (avec le rapport Meadows, entre autres), et pourtant rien n’est fait au sein de la plus grande banque d’Europe. Toute leur politique climatique n’est qu’une imposture. Elle se résume à des “produits verts” soi-disant neutres en carbone mais dont personne ne connaît l’impact ou les usages réels. Elle affiche un objectif de croissance à deux chiffres malgré l’impossibilité avérée du découplage. J’ai essayé de confronter mes employeur-euses, mais en retour, je n’ai obtenu que du déni, voire du cynisme : “on ne peut rien y faire”. Tout le monde se renvoie la balle - les banques, les consommateur-ices, les États, les pétroliers - et rien ne change. Rien, sauf la possibilité nouvelle de spéculer sur la raréfaction des ressources. Depuis deux ans, à la bourse de Chicago, on peut parier sur la disponibilité future de l’eau. Comme d’autres “matières premières”, l’eau est devenue un produit financier parmi d’autres. 

Finalement, vous décidez de quitter la banque et d’écrire le livre Faire sauter la banque (éditions Divergences, 2020)...

J. D. : Je quitte la banque avec deux convictions. Premièrement, concernant la racine commune des désastres socio-écologiques de notre époque. Du dérèglement climatique à l’effondrement de la biodiversité, de la prolifération nucléaire à l’extractivisme minier, des guerres impérialistes aux records monstrueux d’inégalités, il s’agit là des conséquences logiques et inévitables d’un système qui porte un nom : le capitalisme industriel. Deuxièmement, ce système est irréformable. La seule issue est donc la suivante : démanteler le capitalisme industriel, et apprendre à vivre sans. Cela représente un choc très brutal pour nous, habitants des pays riches. C’est pour cette raison qu’une telle issue est si peu relayée par les mouvements sociaux et écologistes dominants. Ainsi, toute stratégie cohérente pour sortir de notre impuissance passe nécessairement par une lutte acharnée contre l’économie marchande et la réappropriation de son autonomie matérielle.  

Dans notre vie d’avant, d’urbains, nous étions entourés de beaucoup de monde mais, au fond, nous étions seuls. Aujourd’hui, nous sommes insérés dans un réseau de partage et d’entraide.

En vivant en Martinique, sur une terre agricole, vous contribuez à faire émerger ce nouveau monde ?

J. D. : J’ai hérité de ma famille d’un petit terrain agricole en Martinique, en friche depuis plusieurs années. Avec ma compagne, nous avons décidé de nous y installer et d’y vivre en essayant de nous extraire le plus possible du modèle capitaliste et industriel. Après avoir glané quelques rudiments en agriculture traditionnelle et permaculture auprès de berger-es et de paysan-nes, en Corse puis en Guadeloupe, nous nous sommes installés sur le terrain avec notre tente, sans accès à l’électricité ni à l’eau, à vingt minutes à pied du premier village. Aujourd’hui, nous cultivons du café, du cacao, et plein d’autres arbres fruitiers exotiques. Nous allons aussi être aidés pour nous construire une case en bambou afin de dormir au sec, le terrain étant très humide et les pluies très fréquentes. Ce que nous expérimentons ici en Martinique, ce n’est pas qu’un projet de vie. C’est un projet de société, une autre façon d’habiter notre planète et de vivre avec les autres. Nous partageons d’ailleurs nos apprentissages sous la forme d’une série documentaire intitulée “Enquête de résistance et d’autonomie depuis le monde caribéen” pour permettre à d’autres de se lancer, comme nous, et fertiliser les imaginaires politiques.

Peut-on changer le monde en s’en extrayant totalement ?

J. D. : L’endroit où se situe le terrain a beau être très rural et agricole, nous y avons tissé de nombreux liens. Les paysan-nes et les éleveur-euses des alentours nous ont beaucoup aidés, et nous les aidons en retour. Par exemple, notre cacao, nous l’avons planté avec du fumier donné par notre voisin, éleveur amateur. Nous l’avons remercié avec un panier de fruits et légumes, récoltés sur une ferme agrobiologique, lui-même offert par le propriétaire en échange de notre « koudmen » (pratique culturelle antillaise d’entraide). Nous faisons donc bien le choix de vouloir vivre en dehors du monde capitaliste et industriel, mais pas du monde tout court ! Dans notre vie d’avant, d’urbains, nous étions entourés de beaucoup de monde mais, au fond, nous étions seuls. Aujourd’hui, nous nous insérons progressivement dans un réseau de partage et d’entraide qui fonctionne sur une logique de don et de contre-don, avec aussi peu d’échanges monétaires que possible. Nos relations sociales n’ont jamais été aussi riches. 

Est-ce suffisant ?

J. D. : Expérimenter ce mode de vie alternatif en Martinique, cela reste une action « défensive ». En faisant cela, on ne menace pas l’ordre en place. Si l’on veut mettre fin au désastre, il faudra, en parallèle, mener des actions « offensives ». C’est ce à quoi on essaye de contribuer au travers de notre association Vous n’êtes pas seuls. Nous accompagnons des salarié-es en rupture entre leur travail et leurs valeurs. Certain-es d’entre eux, occupant des postes à responsabilités, possèdent des informations clés sur leur organisation, à même de déstabiliser leur secteur qu’ils et elles savent vecteurs d’injustices et de destructions. Je crois qu’on ne peut mettre fin aux ravages du système qu’en le sabotant, tant de l’extérieur que de l’intérieur. Il faut alors avancer sur une ligne de crête avec la légalité…

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Jérémy Désir est un ancien analyste quantitatif pour la banque HSBC. Il est l’auteur de Faire sauter la banque, Le rôle de la finance dans le désastre écologique, paru aux éditions Divergences en 2020, et le co-fondateur de l’association Vous n’êtes pas seuls.

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Sur le même sujet :

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> Entretien avec Corinne Morel Darleux : “Guide de survie éthique par temps de crise écologique”

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