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May 25, 2021

Notre liberté consiste dans le choix des mots qu’on utilise

Que vous inspire le recours incessant à des adjectifs tels que “vert”, “responsable”, “durable”, “éthique”, notamment lorsqu’on parle de capitalisme, de consommation ou de croissance ?

A. D. : Dans les exemples que vous citez, l’utilisation des adjectifs vise tout simplement à nous distraire des substantifs que sont le capitalisme, la croissance ou la consommation, alors que ce sont des termes qui sont forts et qui ne requièrent pas l’ajout d’un adjectif. Dans un autre genre, quand on dit d’une révolution qu’elle est numérique, créative, ou managériale, l’esprit va avoir tendance à se fixer sur le qualificatif, plutôt que sur le nom : la révolution.

Il ne peut pas y avoir de capitalisme vert, durable, ou quoi que ce soit d’autre : le capitalisme c’est le capitalisme.

Ce recours incessant aux adjectifs, est-ce un moyen d’euphémiser la portée de concepts ?

A. D. : Oui : l’adjectif a comme faculté de minimiser l’importance du substantif, voire de le faire oublier au profit de l’élément qu’il met en valeur. Quand vous dites d’une chose qu’elle est durable, l’interlocuteur est invité à se laisser envoûter par cet adjectif. S’il n’est pas critique, il succombera à l’expression comme si elle avait du sens.

L’adjectif est réglable : son importance est dosée par l’interlocuteur lui-même. Par exemple, l’amitié c’est l’amitié et si l’on est ami, on est ami, point barre. Alors qu’être amical, c’est dosable, on peut l’être un peu, beaucoup, ou pas du tout. Ce que permet l’adjectif, c’est une marge de manœuvre pour le locuteur, et c’est là sa grande force. Alors qu’avec un substantif seul, on est obligé d’assumer la chose en tant que telle.

En faisant passer des idées pour ce qu’elles ne sont pas, on exige des individus qu’ils prennent par et pour eux-mêmes leurs responsabilités.

Je m’intéresse aussi aux substantifs à partir de leur racine :  gouvernance, migrance, etc. La terminaison “ance” marque le participe présent, un temps qui ne ponctue aucun moment en français. Il s’agit d’un temps anhistorique, qui plane au-dessus de l’Histoire, comme le montrent bien les néologismes “migrance”, “survivance”, “militance”. La création de substantifs à partir du participe présent et l’ajout systématique d’adjectifs à des termes forts découlent de la même volonté de faire disparaître tout ce qui peut gêner dans un mot, tout ce qui n’est pas lisse et ne fait pas consensus.

En cherchant le consensus, ces énoncés pourraient donc vouloir dire tout… et leur contraire ?

A. D. : L’utilisation de ces substantifs et de ces adjectifs permet en effet d’exprimer des idées antithétiques. Lorsqu’on parle de capitalisme vert, durable, responsable ou compatissant, on accole au “capitalisme” des adjectifs qui lui sont absolument étrangers ! Le capitalisme consiste à concentrer du capital et permettre sa croissance illimitée dans un cadre réglementaire, législatif et juridictionnel concerté et organisé. Cette accumulation bénéficie à une oligarchie : il ne peut donc pas y avoir un capitalisme dominé par une majorité. Et il ne peut pas non plus y avoir de capitalisme vert, durable, ou quoi que ce soit d’autre : le capitalisme c’est le capitalisme. Le recours illimité aux adjectifs permet donc de qualifier le capitalisme de ce qu'il n'est pas et ce faisant, il est protégé.

Quelles sont les conséquences de l’utilisation de ce type de procédés ?

A. D. : En faisant passer des idées pour ce qu’elles ne sont pas, on exige des individus qu’ils prennent par et pour eux-mêmes leurs responsabilités. On dit aux personnes “Prenez sur vous, acceptez ces consignes comme si vous vous les donniez vous-mêmes”. Et pourtant, en réalité, les personnes ne peuvent pas prendre leurs propres décisions tant leurs marges de manœuvre sont limitées.

Ceux qui nous manipulent, ce ne sont donc pas tant les mots que ceux qui ont l’intention et le pouvoir de semer des mots dans l’espace public

On voit ça pour les travailleurs "indépendants" ou salariés par exemple, que l’on présente abusivement comme des associés ou des partenaires. On leur dit “je vous embauche, un smic ou à peine plus, voilà vos contraintes en termes de disponibilité et de flexibilité et puis le reste : voyez-vous comme une petite PME. Prenez sur vous d’être performant, donnez-vous des cibles, déterminez vos objectifs, développez vos propres méthodes et au fond libérez-nous - nous autorités et nous employeurs - de vous donner des consignes, libérez-nous d’être responsables d’ordres qu’on vous donnerait, de la responsabilité de vous gouverner. Dominez-vous vous-mêmes en plus d’être soumis à la domination”. Et l’on présente cela comme un acquis, comme une avancée et même une comme marque de respect, une sorte d’ouverture, d’horizontalité.  On va se tutoyer... On voit bien qu’il y a là un abus sur le plan de la morale et de l’honnêteté. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la manipulation.

Ce sont les mots qui nous manipulent ?

A. D. : Les mots sont sans intention. Ils sont en tension avec une mémoire, des usages, des étymologies. En ce sens, nous ne disposons pas des mots, nous ne les avons pas, ce sont eux qui disposent de nous. Lorsqu’on emploie un mot, nous pactisons avec tout un réseau de significations et d'enchaînements logiques. Les termes que nous utilisons tous les jours  - comme “démocratie”, “nation”, “race”, “capitalisme” - nous entraînent au-delà de l’usage qu’on souhaite en faire. Mais nous sommes bien obligés de parler et il ne s'agit pas de liquider ces termes. Il s’agit plutôt de comprendre que notre liberté consiste dans le choix des mots qu’on utilise. Que choisir un mot, c’est pactiser avec lui. Et ne pas croire que l’on fait ce que l’on veut des mots, en se croyant plus malin.

Ceux qui nous manipulent, ce ne sont donc pas tant les mots que ceux qui ont l’intention et le pouvoir de semer des mots dans l’espace public et à très grande échelle, en les faisant passer pour des évidences. Alors même qu’ils résultent de choix : ils ont été privilégiés par rapport à d’autres et incarnent des partis pris que l’on fait passer pour l’ordre des choses. On voit bien que la politique, en particulier en France, est une affaire d’adeptes de la sémantique.

Est-ce que c’est ça, la novlangue ? Utiliser à dessein des termes nouveaux de façon à faire accepter, de façon insidieuse, les partis pris qu’ils incorporent ?

A. D. : On parle de novlangue aujourd’hui sans nécessairement être conscient de l’origine du mot, qui a été développé par George Orwell dans son roman 1984. Ce terme s’inscrit pourtant dans un contexte particulier, celui d’une dystopie grossière. Dans ce monde totalitaire fonctionnant de manière brutale, dominatrice et manipulatrice, il s’agit de faire disparaître certaines réalités de la conscience des personnes, via l’inversion du sens des termes en leur contraire. Cela revient à dire que “la guerre c’est la paix”, par exemple.

Il est vrai qu’on observe dans une certaine mesure ce phénomène-là aujourd’hui. Dire par exemple que la France est un pays respectueux des droits de la personne lorsqu’on constate la façon dont la police frappe sur les manifestants qui se font arracher les mains ou sont éborgnés, c’est bien utiliser un terme pour désigner son contraire. Mais le concept de novlangue n’est pas suffisant pour décrire les processus par lesquels le pouvoir nous amène à penser, parler et décider au travers d’un prisme unique : le sien.

La langue politicienne gouverne donc notre compréhension et notre perception du réel ? 

A. D. : Notre rapport au monde est aujourd’hui biaisé, non pas tant par l’utilisation de mots qui disent leur contraire, mais tout simplement par l’emploi d’un vocabulaire au détriment d’un autre. Par exemple, le mot gouvernance qui remplace le mot politique. Dès qu’on parle de gouvernance, on est entraîné par toute une série de prémices et de significations implicites qui nous amènent à gommer toute la question des services publics, de la citoyenneté et des droits, au profit d’un rapport managérial au monde.

Les mots entraînent donc le regard dans une certaine direction et produisent des points aveugles : des éléments que nous sommes dans l’incapacité de voir. Il est donc primordial de s’intéresser à leur histoire, leur évolution, leurs connotations. sans quoi nous sommes condamnés à une forme d’ignorance.

Auriez-vous un exemple ? Un mot dont l’histoire et l’évolution du sens ont eu des conséquences majeures ?

A. D. : Précisément : le mot gouvernance. En m’intéressant à cette notion, je suis remonté jusqu’au Moyen-Âge, au moment où ce terme est tombé dans l’oubli. C’est Margaret Thatcher qui a marqué un grand tournant dans l’utilisation de ce terme dans les discours publics, quelques années après qu’il a été réinvesti par les théoriciens de l’entreprise privée comme Richard Eells. Pour les multinationales, la gouvernance permet en effet de penser l’organisation et la distribution du pouvoir avec des acteurs nouveaux qu’on appelle communément “les parties prenantes” : les actionnaires, les administrateurs, les cadres intermédiaires, les employés, les contractuels, etc. Appliquer la “gouvernance” à l’État, c’est donc l’assimiler à une entreprise. L’organisation de la société et des services publics - la santé publique, l’aménagement du territoire, la culture, etc. - est pensée sur le modèle de l’entreprise privée. Pour ma part, je considère que c’est parfaitement inadapté. C’est comme si vous cherchiez  à apprendre le tennis avec un livre de cuisine...  

____

Philosophe et économiste québécois, Alain Deneault a écrit plusieurs ouvrages dont Noir Canada, Offshore, Faire l'économie de la haine, Paradis sous terre, «Gouvernance», Paradis fiscaux: la filière canadienne, Médiocratie, Une escroquerie légalisée et De quoi Total est-elle la somme?. Depuis 2016, il est directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris.

____

Sur le même sujet:

> Entretien avec Jean-Baptiste Fressoz : “Sous la technique, les matières”

> Entretien avec Emmanuel Dockès : “Jouir de la liberté, c’est prendre des risques

Notre liberté consiste dans le choix des mots qu’on utilise

by 
Taoufik Vallipuram et Camille Lizop
Magazine
May 20, 2021
Notre liberté consiste dans le choix des mots qu’on utilise
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ENTRETIEN avec Alain Deneault. Première partie. Anglicismes, novlangue, etc. que veulent dire les mots aujourd’hui ? Et que ne disent-ils pas ? Dans quelle mesure le choix des mots est-il le lieu d'exercice d'un pouvoir souvent insaisissable ? Le philosophe Alain Deneault nous répond dans un entretien en deux parties.

Que vous inspire le recours incessant à des adjectifs tels que “vert”, “responsable”, “durable”, “éthique”, notamment lorsqu’on parle de capitalisme, de consommation ou de croissance ?

A. D. : Dans les exemples que vous citez, l’utilisation des adjectifs vise tout simplement à nous distraire des substantifs que sont le capitalisme, la croissance ou la consommation, alors que ce sont des termes qui sont forts et qui ne requièrent pas l’ajout d’un adjectif. Dans un autre genre, quand on dit d’une révolution qu’elle est numérique, créative, ou managériale, l’esprit va avoir tendance à se fixer sur le qualificatif, plutôt que sur le nom : la révolution.

Il ne peut pas y avoir de capitalisme vert, durable, ou quoi que ce soit d’autre : le capitalisme c’est le capitalisme.

Ce recours incessant aux adjectifs, est-ce un moyen d’euphémiser la portée de concepts ?

A. D. : Oui : l’adjectif a comme faculté de minimiser l’importance du substantif, voire de le faire oublier au profit de l’élément qu’il met en valeur. Quand vous dites d’une chose qu’elle est durable, l’interlocuteur est invité à se laisser envoûter par cet adjectif. S’il n’est pas critique, il succombera à l’expression comme si elle avait du sens.

L’adjectif est réglable : son importance est dosée par l’interlocuteur lui-même. Par exemple, l’amitié c’est l’amitié et si l’on est ami, on est ami, point barre. Alors qu’être amical, c’est dosable, on peut l’être un peu, beaucoup, ou pas du tout. Ce que permet l’adjectif, c’est une marge de manœuvre pour le locuteur, et c’est là sa grande force. Alors qu’avec un substantif seul, on est obligé d’assumer la chose en tant que telle.

En faisant passer des idées pour ce qu’elles ne sont pas, on exige des individus qu’ils prennent par et pour eux-mêmes leurs responsabilités.

Je m’intéresse aussi aux substantifs à partir de leur racine :  gouvernance, migrance, etc. La terminaison “ance” marque le participe présent, un temps qui ne ponctue aucun moment en français. Il s’agit d’un temps anhistorique, qui plane au-dessus de l’Histoire, comme le montrent bien les néologismes “migrance”, “survivance”, “militance”. La création de substantifs à partir du participe présent et l’ajout systématique d’adjectifs à des termes forts découlent de la même volonté de faire disparaître tout ce qui peut gêner dans un mot, tout ce qui n’est pas lisse et ne fait pas consensus.

En cherchant le consensus, ces énoncés pourraient donc vouloir dire tout… et leur contraire ?

A. D. : L’utilisation de ces substantifs et de ces adjectifs permet en effet d’exprimer des idées antithétiques. Lorsqu’on parle de capitalisme vert, durable, responsable ou compatissant, on accole au “capitalisme” des adjectifs qui lui sont absolument étrangers ! Le capitalisme consiste à concentrer du capital et permettre sa croissance illimitée dans un cadre réglementaire, législatif et juridictionnel concerté et organisé. Cette accumulation bénéficie à une oligarchie : il ne peut donc pas y avoir un capitalisme dominé par une majorité. Et il ne peut pas non plus y avoir de capitalisme vert, durable, ou quoi que ce soit d’autre : le capitalisme c’est le capitalisme. Le recours illimité aux adjectifs permet donc de qualifier le capitalisme de ce qu'il n'est pas et ce faisant, il est protégé.

Quelles sont les conséquences de l’utilisation de ce type de procédés ?

A. D. : En faisant passer des idées pour ce qu’elles ne sont pas, on exige des individus qu’ils prennent par et pour eux-mêmes leurs responsabilités. On dit aux personnes “Prenez sur vous, acceptez ces consignes comme si vous vous les donniez vous-mêmes”. Et pourtant, en réalité, les personnes ne peuvent pas prendre leurs propres décisions tant leurs marges de manœuvre sont limitées.

Ceux qui nous manipulent, ce ne sont donc pas tant les mots que ceux qui ont l’intention et le pouvoir de semer des mots dans l’espace public

On voit ça pour les travailleurs "indépendants" ou salariés par exemple, que l’on présente abusivement comme des associés ou des partenaires. On leur dit “je vous embauche, un smic ou à peine plus, voilà vos contraintes en termes de disponibilité et de flexibilité et puis le reste : voyez-vous comme une petite PME. Prenez sur vous d’être performant, donnez-vous des cibles, déterminez vos objectifs, développez vos propres méthodes et au fond libérez-nous - nous autorités et nous employeurs - de vous donner des consignes, libérez-nous d’être responsables d’ordres qu’on vous donnerait, de la responsabilité de vous gouverner. Dominez-vous vous-mêmes en plus d’être soumis à la domination”. Et l’on présente cela comme un acquis, comme une avancée et même une comme marque de respect, une sorte d’ouverture, d’horizontalité.  On va se tutoyer... On voit bien qu’il y a là un abus sur le plan de la morale et de l’honnêteté. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la manipulation.

Ce sont les mots qui nous manipulent ?

A. D. : Les mots sont sans intention. Ils sont en tension avec une mémoire, des usages, des étymologies. En ce sens, nous ne disposons pas des mots, nous ne les avons pas, ce sont eux qui disposent de nous. Lorsqu’on emploie un mot, nous pactisons avec tout un réseau de significations et d'enchaînements logiques. Les termes que nous utilisons tous les jours  - comme “démocratie”, “nation”, “race”, “capitalisme” - nous entraînent au-delà de l’usage qu’on souhaite en faire. Mais nous sommes bien obligés de parler et il ne s'agit pas de liquider ces termes. Il s’agit plutôt de comprendre que notre liberté consiste dans le choix des mots qu’on utilise. Que choisir un mot, c’est pactiser avec lui. Et ne pas croire que l’on fait ce que l’on veut des mots, en se croyant plus malin.

Ceux qui nous manipulent, ce ne sont donc pas tant les mots que ceux qui ont l’intention et le pouvoir de semer des mots dans l’espace public et à très grande échelle, en les faisant passer pour des évidences. Alors même qu’ils résultent de choix : ils ont été privilégiés par rapport à d’autres et incarnent des partis pris que l’on fait passer pour l’ordre des choses. On voit bien que la politique, en particulier en France, est une affaire d’adeptes de la sémantique.

Est-ce que c’est ça, la novlangue ? Utiliser à dessein des termes nouveaux de façon à faire accepter, de façon insidieuse, les partis pris qu’ils incorporent ?

A. D. : On parle de novlangue aujourd’hui sans nécessairement être conscient de l’origine du mot, qui a été développé par George Orwell dans son roman 1984. Ce terme s’inscrit pourtant dans un contexte particulier, celui d’une dystopie grossière. Dans ce monde totalitaire fonctionnant de manière brutale, dominatrice et manipulatrice, il s’agit de faire disparaître certaines réalités de la conscience des personnes, via l’inversion du sens des termes en leur contraire. Cela revient à dire que “la guerre c’est la paix”, par exemple.

Il est vrai qu’on observe dans une certaine mesure ce phénomène-là aujourd’hui. Dire par exemple que la France est un pays respectueux des droits de la personne lorsqu’on constate la façon dont la police frappe sur les manifestants qui se font arracher les mains ou sont éborgnés, c’est bien utiliser un terme pour désigner son contraire. Mais le concept de novlangue n’est pas suffisant pour décrire les processus par lesquels le pouvoir nous amène à penser, parler et décider au travers d’un prisme unique : le sien.

La langue politicienne gouverne donc notre compréhension et notre perception du réel ? 

A. D. : Notre rapport au monde est aujourd’hui biaisé, non pas tant par l’utilisation de mots qui disent leur contraire, mais tout simplement par l’emploi d’un vocabulaire au détriment d’un autre. Par exemple, le mot gouvernance qui remplace le mot politique. Dès qu’on parle de gouvernance, on est entraîné par toute une série de prémices et de significations implicites qui nous amènent à gommer toute la question des services publics, de la citoyenneté et des droits, au profit d’un rapport managérial au monde.

Les mots entraînent donc le regard dans une certaine direction et produisent des points aveugles : des éléments que nous sommes dans l’incapacité de voir. Il est donc primordial de s’intéresser à leur histoire, leur évolution, leurs connotations. sans quoi nous sommes condamnés à une forme d’ignorance.

Auriez-vous un exemple ? Un mot dont l’histoire et l’évolution du sens ont eu des conséquences majeures ?

A. D. : Précisément : le mot gouvernance. En m’intéressant à cette notion, je suis remonté jusqu’au Moyen-Âge, au moment où ce terme est tombé dans l’oubli. C’est Margaret Thatcher qui a marqué un grand tournant dans l’utilisation de ce terme dans les discours publics, quelques années après qu’il a été réinvesti par les théoriciens de l’entreprise privée comme Richard Eells. Pour les multinationales, la gouvernance permet en effet de penser l’organisation et la distribution du pouvoir avec des acteurs nouveaux qu’on appelle communément “les parties prenantes” : les actionnaires, les administrateurs, les cadres intermédiaires, les employés, les contractuels, etc. Appliquer la “gouvernance” à l’État, c’est donc l’assimiler à une entreprise. L’organisation de la société et des services publics - la santé publique, l’aménagement du territoire, la culture, etc. - est pensée sur le modèle de l’entreprise privée. Pour ma part, je considère que c’est parfaitement inadapté. C’est comme si vous cherchiez  à apprendre le tennis avec un livre de cuisine...  

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Philosophe et économiste québécois, Alain Deneault a écrit plusieurs ouvrages dont Noir Canada, Offshore, Faire l'économie de la haine, Paradis sous terre, «Gouvernance», Paradis fiscaux: la filière canadienne, Médiocratie, Une escroquerie légalisée et De quoi Total est-elle la somme?. Depuis 2016, il est directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris.

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Sur le même sujet:

> Entretien avec Jean-Baptiste Fressoz : “Sous la technique, les matières”

> Entretien avec Emmanuel Dockès : “Jouir de la liberté, c’est prendre des risques

by 
Taoufik Vallipuram et Camille Lizop
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May 20, 2021

Notre liberté consiste dans le choix des mots qu’on utilise

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Taoufik Vallipuram et Camille Lizop
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ENTRETIEN avec Alain Deneault. Première partie. Anglicismes, novlangue, etc. que veulent dire les mots aujourd’hui ? Et que ne disent-ils pas ? Dans quelle mesure le choix des mots est-il le lieu d'exercice d'un pouvoir souvent insaisissable ? Le philosophe Alain Deneault nous répond dans un entretien en deux parties.

Que vous inspire le recours incessant à des adjectifs tels que “vert”, “responsable”, “durable”, “éthique”, notamment lorsqu’on parle de capitalisme, de consommation ou de croissance ?

A. D. : Dans les exemples que vous citez, l’utilisation des adjectifs vise tout simplement à nous distraire des substantifs que sont le capitalisme, la croissance ou la consommation, alors que ce sont des termes qui sont forts et qui ne requièrent pas l’ajout d’un adjectif. Dans un autre genre, quand on dit d’une révolution qu’elle est numérique, créative, ou managériale, l’esprit va avoir tendance à se fixer sur le qualificatif, plutôt que sur le nom : la révolution.

Il ne peut pas y avoir de capitalisme vert, durable, ou quoi que ce soit d’autre : le capitalisme c’est le capitalisme.

Ce recours incessant aux adjectifs, est-ce un moyen d’euphémiser la portée de concepts ?

A. D. : Oui : l’adjectif a comme faculté de minimiser l’importance du substantif, voire de le faire oublier au profit de l’élément qu’il met en valeur. Quand vous dites d’une chose qu’elle est durable, l’interlocuteur est invité à se laisser envoûter par cet adjectif. S’il n’est pas critique, il succombera à l’expression comme si elle avait du sens.

L’adjectif est réglable : son importance est dosée par l’interlocuteur lui-même. Par exemple, l’amitié c’est l’amitié et si l’on est ami, on est ami, point barre. Alors qu’être amical, c’est dosable, on peut l’être un peu, beaucoup, ou pas du tout. Ce que permet l’adjectif, c’est une marge de manœuvre pour le locuteur, et c’est là sa grande force. Alors qu’avec un substantif seul, on est obligé d’assumer la chose en tant que telle.

En faisant passer des idées pour ce qu’elles ne sont pas, on exige des individus qu’ils prennent par et pour eux-mêmes leurs responsabilités.

Je m’intéresse aussi aux substantifs à partir de leur racine :  gouvernance, migrance, etc. La terminaison “ance” marque le participe présent, un temps qui ne ponctue aucun moment en français. Il s’agit d’un temps anhistorique, qui plane au-dessus de l’Histoire, comme le montrent bien les néologismes “migrance”, “survivance”, “militance”. La création de substantifs à partir du participe présent et l’ajout systématique d’adjectifs à des termes forts découlent de la même volonté de faire disparaître tout ce qui peut gêner dans un mot, tout ce qui n’est pas lisse et ne fait pas consensus.

En cherchant le consensus, ces énoncés pourraient donc vouloir dire tout… et leur contraire ?

A. D. : L’utilisation de ces substantifs et de ces adjectifs permet en effet d’exprimer des idées antithétiques. Lorsqu’on parle de capitalisme vert, durable, responsable ou compatissant, on accole au “capitalisme” des adjectifs qui lui sont absolument étrangers ! Le capitalisme consiste à concentrer du capital et permettre sa croissance illimitée dans un cadre réglementaire, législatif et juridictionnel concerté et organisé. Cette accumulation bénéficie à une oligarchie : il ne peut donc pas y avoir un capitalisme dominé par une majorité. Et il ne peut pas non plus y avoir de capitalisme vert, durable, ou quoi que ce soit d’autre : le capitalisme c’est le capitalisme. Le recours illimité aux adjectifs permet donc de qualifier le capitalisme de ce qu'il n'est pas et ce faisant, il est protégé.

Quelles sont les conséquences de l’utilisation de ce type de procédés ?

A. D. : En faisant passer des idées pour ce qu’elles ne sont pas, on exige des individus qu’ils prennent par et pour eux-mêmes leurs responsabilités. On dit aux personnes “Prenez sur vous, acceptez ces consignes comme si vous vous les donniez vous-mêmes”. Et pourtant, en réalité, les personnes ne peuvent pas prendre leurs propres décisions tant leurs marges de manœuvre sont limitées.

Ceux qui nous manipulent, ce ne sont donc pas tant les mots que ceux qui ont l’intention et le pouvoir de semer des mots dans l’espace public

On voit ça pour les travailleurs "indépendants" ou salariés par exemple, que l’on présente abusivement comme des associés ou des partenaires. On leur dit “je vous embauche, un smic ou à peine plus, voilà vos contraintes en termes de disponibilité et de flexibilité et puis le reste : voyez-vous comme une petite PME. Prenez sur vous d’être performant, donnez-vous des cibles, déterminez vos objectifs, développez vos propres méthodes et au fond libérez-nous - nous autorités et nous employeurs - de vous donner des consignes, libérez-nous d’être responsables d’ordres qu’on vous donnerait, de la responsabilité de vous gouverner. Dominez-vous vous-mêmes en plus d’être soumis à la domination”. Et l’on présente cela comme un acquis, comme une avancée et même une comme marque de respect, une sorte d’ouverture, d’horizontalité.  On va se tutoyer... On voit bien qu’il y a là un abus sur le plan de la morale et de l’honnêteté. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la manipulation.

Ce sont les mots qui nous manipulent ?

A. D. : Les mots sont sans intention. Ils sont en tension avec une mémoire, des usages, des étymologies. En ce sens, nous ne disposons pas des mots, nous ne les avons pas, ce sont eux qui disposent de nous. Lorsqu’on emploie un mot, nous pactisons avec tout un réseau de significations et d'enchaînements logiques. Les termes que nous utilisons tous les jours  - comme “démocratie”, “nation”, “race”, “capitalisme” - nous entraînent au-delà de l’usage qu’on souhaite en faire. Mais nous sommes bien obligés de parler et il ne s'agit pas de liquider ces termes. Il s’agit plutôt de comprendre que notre liberté consiste dans le choix des mots qu’on utilise. Que choisir un mot, c’est pactiser avec lui. Et ne pas croire que l’on fait ce que l’on veut des mots, en se croyant plus malin.

Ceux qui nous manipulent, ce ne sont donc pas tant les mots que ceux qui ont l’intention et le pouvoir de semer des mots dans l’espace public et à très grande échelle, en les faisant passer pour des évidences. Alors même qu’ils résultent de choix : ils ont été privilégiés par rapport à d’autres et incarnent des partis pris que l’on fait passer pour l’ordre des choses. On voit bien que la politique, en particulier en France, est une affaire d’adeptes de la sémantique.

Est-ce que c’est ça, la novlangue ? Utiliser à dessein des termes nouveaux de façon à faire accepter, de façon insidieuse, les partis pris qu’ils incorporent ?

A. D. : On parle de novlangue aujourd’hui sans nécessairement être conscient de l’origine du mot, qui a été développé par George Orwell dans son roman 1984. Ce terme s’inscrit pourtant dans un contexte particulier, celui d’une dystopie grossière. Dans ce monde totalitaire fonctionnant de manière brutale, dominatrice et manipulatrice, il s’agit de faire disparaître certaines réalités de la conscience des personnes, via l’inversion du sens des termes en leur contraire. Cela revient à dire que “la guerre c’est la paix”, par exemple.

Il est vrai qu’on observe dans une certaine mesure ce phénomène-là aujourd’hui. Dire par exemple que la France est un pays respectueux des droits de la personne lorsqu’on constate la façon dont la police frappe sur les manifestants qui se font arracher les mains ou sont éborgnés, c’est bien utiliser un terme pour désigner son contraire. Mais le concept de novlangue n’est pas suffisant pour décrire les processus par lesquels le pouvoir nous amène à penser, parler et décider au travers d’un prisme unique : le sien.

La langue politicienne gouverne donc notre compréhension et notre perception du réel ? 

A. D. : Notre rapport au monde est aujourd’hui biaisé, non pas tant par l’utilisation de mots qui disent leur contraire, mais tout simplement par l’emploi d’un vocabulaire au détriment d’un autre. Par exemple, le mot gouvernance qui remplace le mot politique. Dès qu’on parle de gouvernance, on est entraîné par toute une série de prémices et de significations implicites qui nous amènent à gommer toute la question des services publics, de la citoyenneté et des droits, au profit d’un rapport managérial au monde.

Les mots entraînent donc le regard dans une certaine direction et produisent des points aveugles : des éléments que nous sommes dans l’incapacité de voir. Il est donc primordial de s’intéresser à leur histoire, leur évolution, leurs connotations. sans quoi nous sommes condamnés à une forme d’ignorance.

Auriez-vous un exemple ? Un mot dont l’histoire et l’évolution du sens ont eu des conséquences majeures ?

A. D. : Précisément : le mot gouvernance. En m’intéressant à cette notion, je suis remonté jusqu’au Moyen-Âge, au moment où ce terme est tombé dans l’oubli. C’est Margaret Thatcher qui a marqué un grand tournant dans l’utilisation de ce terme dans les discours publics, quelques années après qu’il a été réinvesti par les théoriciens de l’entreprise privée comme Richard Eells. Pour les multinationales, la gouvernance permet en effet de penser l’organisation et la distribution du pouvoir avec des acteurs nouveaux qu’on appelle communément “les parties prenantes” : les actionnaires, les administrateurs, les cadres intermédiaires, les employés, les contractuels, etc. Appliquer la “gouvernance” à l’État, c’est donc l’assimiler à une entreprise. L’organisation de la société et des services publics - la santé publique, l’aménagement du territoire, la culture, etc. - est pensée sur le modèle de l’entreprise privée. Pour ma part, je considère que c’est parfaitement inadapté. C’est comme si vous cherchiez  à apprendre le tennis avec un livre de cuisine...  

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Philosophe et économiste québécois, Alain Deneault a écrit plusieurs ouvrages dont Noir Canada, Offshore, Faire l'économie de la haine, Paradis sous terre, «Gouvernance», Paradis fiscaux: la filière canadienne, Médiocratie, Une escroquerie légalisée et De quoi Total est-elle la somme?. Depuis 2016, il est directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris.

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