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December 12, 2019

Le terme de communauté numérique est vidé de sa puissance d'expérience politique pour ne signifier qu’une association d’individus qui travaillent ensemble sans s’en apercevoir.

Bonjour Igor. Tu as organisé les 19 et 20 avril derniers un événement nommé “Designing Community” dans lequel il était notamment question de co-design. Peux-tu avant toute chose nous partager ta définition du co-design ?

Le terme codesign désigne un processus générique de co-conception qui associe le designer à un autre individu. Dans le monde des agences de design, ce processus de production signifie que le développement d’un produit ou d’un service implique à la fois l’entreprise-client qui passe commande auprès d’une société de designer(s), ainsi que l’usager-client de l’entreprise-client. Pour minimiser le risque d’insatisfaction de l’entreprise-client, ainsi que le risque d’échec commercial du lancement d’un produit, le codesign transforme les stades de développement du design en discussion étroite et progressive avec l’entreprise-client et en discussion avec un échantillon de consommateurs, afin de mieux satisfaire leurs attentes respectives. Les participants du codesign sont donc essentiellement des dirigeants d’organisations, directeurs et chefs de projets métier et innovation, directeurs d’entités opérationnelles ou fonctionnelles, dont l’activité consiste avant tout à commercialiser le design, … mais aussi quelques futurs consommateurs qui ont servis de testeurs.  

Est-ce que le co-design est la version trendy de ce que l’on appelait autrefois le “design participatif” ?

Les enjeux du design participatif et du codesign me semblent différents. Le design participatif était animé par une volonté sociale et politique de rompre avec la division et la spécialisation du travail prônées par la doctrine tayloriste qui fonda le management industriel au début du 20ème siècle. Afin de permettre aux travailleurs de participer à l’invention et la conception des objets techniques qu’ils produisaient, le design participatif a voulu impliquer et partager la conception du design entre des designers attitrés et des travailleurs. En s’étendant au domaine de l’architecture, le design participatif a ensuite permis aux habitants d’un quartier de décider collectivement des formes architecturales dans lesquelles ils souhaitent vivre, et a donc étendu sa définition pour désigner une co-conception avec de futurs usagers, et non seulement des travailleurs. Le design participatif avait donc pour enjeu de développer un projet technique du projet démocratique, qui consistait à donner aux non-designers un pouvoir de décision collectif sur le design de leurs objets ou environnements techniques qui faisaient leurs vies quotidiennes. Cet enjeu impliquait aussi le développement d’une culture technique et la conquête d’une souveraineté politique des usagers sur leurs “milieux techniques”, comme dirait Gilbert Simondon.

En ce sens, le design participatif considérait que la fabrique participative des designs était un rouage de la fabrique démocratique.

Différemment, le codesign est avant tout animé par un enjeu économique et capitalistique. Un glissement idéologique et méthodologique apparaît ainsi entre le designer participatif et le codesigner : le second semble délaisser l’enjeu politique et social du premier pour le transformer en bénéfice commercial. La tentative du design participatif d’ouvrir le processus de conception du design à leurs futurs usagers n’a pas été intégrée aux systèmes économiques et managériaux contemporains. Il semblerait plutôt qu’apparaît à travers le codesign une tentative de réappropriation du design participatif dans l’ouverture des décideurs du design, mais en limitant la discussion aux bénéficiaires économiques du projet et non en l’ouvrant à une expérience de conception pour les usagers.  

Tu as intitulé ton évènement « Designing Community ».  Comment relies-tu cette tension historique et idéologique entre design participatif et codesign ?

Le design participatif voulait être aussi une nouvelle manière de faire de l’art afin de faire émerger une esthétique sociale et collective sur le modèle créatif de ce que l’on appelle aujourd’hui l’art participatif. Le design participatif souhaitait faire ressortir une esthétique sociale, une sensibilité commune en interrogeant les habitants et acteurs d’un milieu social, non seulement sur leurs besoins, problèmes et enjeux, mais aussi sur leurs goûts et dégoûts, afin de constituer une communauté politique par la fabrique technique. La tâche du designer participatif ne consistait plus dès alors dans l’expression esthétique de sa seule subjectivité, mais dans l'expérience, l’expression et l’articulation des données sensibles des participants d’un projet pour les cristalliser dans un design, devenant alors démocratique, car résultant de cette synthèse esthétique. Le design participatif devenait donc à la fois l’œuvre et le fondement matériel d’une communauté.

Le designer participatif devait être aussi un faiseur central de cette synthèse des sensibilités.

Or, aujourd’hui, si la fabrique de la communauté est devenue un credo du capitalisme des plateformes (Facebook, Google, Twitter, etc.), le processus de production est tout autre, car ce n’est plus une fabrique participative qui consiste dans un tissage ses sensibilités, comme dirait Tim Ingold, qui se matérialise dans un design, ajouterait Pelle Ehn, car c’est devenu un processus génératif. C’est-à-dire qu’il “génère” des groupes de profils en fonction de règles et critères préétablis implémentés dans des algorithmes qui déterminent virtuellement des communautés. Les communautés des plateformes numériques sont donc des regroupements d’individus qui sont agencés par des algorithmes en fonction de critères abstraits et imposés, plutôt que des individus qui se forment librement en communauté après avoir vécu une expérience commune qui motive leurs désirs de réunion.

Cela pose plusieurs problèmes, non pas tant en raison de la virtualité du processus, qu’en raison de l’absence d’expériences individuelles, subjectives et contingentes, qui font apparaître des regroupements et une sensibilité commune inattendus - car in-calculés par des algorithmes.

Ainsi, non seulement la qualité du lien social est réduite car liquide, dirait Zygmunt Bauman (les attaches affectives sont faibles et permettent alors une grande mobilité), mais surtout les communautés numériques présentent toutes une identité prédéterminée par des algorithmes qui réduisent les libertés de formes et de croyances des communautés. Croire que l’on va constituer une nouvelle communauté car des individus ont coché les mêmes cases ou présentent les mêmes caractéristiques est une préemption de leur expérience communautaire, dirait Brian Massumi. C’est-à-dire que les algorithmes décident, à la place des individus, des communautés auxquelles ils appartiennent en fonction de critères cachés, imposés et implémentés dans une boite noire. Voilà ce que nous appelons aujourd’hui les communautés numériques.

Mais quand même, il y a bien souvent des community managers qui sont présents sur les réseaux sociaux pour modérer les discussions et veiller à ce que tout se passe bien ? Est-ce que cela ne participe pas à tisser les communautés ?

Tout se passe bien ; ça dépend pour quoi et pour qui ? Dans leur ouvrage Empire, Antonio Negri et Mickael Hardt décrivent les logiques et dispositifs économiques du nouvel impérialisme, à travers un principe qu’ils appellent la corruption. La corruption n’est rien d’autre, expliquent-ils, qu’une opération visant à briser les dynamiques politiques de la multitude. La multitude, c’est-à-dire cette foule non singularisée, qui ne s’est pas encore constituée en communautés. La corruption peut s’exercer soit par unification de la multitude, soit par sa segmentation. Il s’agit de maintenir une tension, expliquent les auteurs : «L’Empire reconnaît le fait que les corps produisent plus dans la coopération et qu’ils prospèrent davantage en communauté, et il en profite, mais il lui faut faire obstacle à cette autonomie coopérative et la contrôler, de façon à ne pas être détruite par elle. La corruption fonctionne pour empêcher cette avancée des corps «au-delà de la mesure» (...) qui menace l’existence même de l’Empire.» (Empire, Exils, p. 472) L’un des lieux où se négocie aujourd’hui la relation entre la multitude et l’Empire est celui du WEB, explique la chercheuse Cléo Collomb. Les dispositifs de coordination de l’action des foules – aussi appelés crowdsourcing – représentent l’essentiel de l’activité générée sur des plateformes numériques tels Google ou Facebook. Comme Yann Moulier Boutang l’a mis en évidence à propos de Google, la puissance créative dont à besoin le crowdsourcing est ce type nouveau de travailleur immatériel qui fait des recherches, produit des connaissances, s’intéresse et communique sur ce sujet avec d’autres individus connectés - c’est-à-dire qui pollinise. Cependant, ces plateformes doivent éviter que cette multitude désirante aille jusqu’à mettre en cause l’ordre politique qui les a fait naître en utilisant des mécanismes de contrôle et de nudging (ou management incitatif). Au moment où ces thèses ont été publiées, elles étaient encore assez spéculatives. Mais des recherches récentes menées aux USA par Zeynep Tufecki, ou en France, notamment par Antonio Casilli, Cléo Collomb, Camille Alloing et Julien Pierre, permettent aujourd’hui de les étayer. Stimuler sans trop exciter, calmer sans trop assagir, bref travailler sans détruire – tels sont les équilibres émotionnels que les community managers ont pour tâche de tisser et surveiller. C’est ce que mettent en œuvre les plateformes les plus “cools” du web.

Est-ce pour cela que tu t’intéresses au mouvement des Gilets Jaunes sur Facebook ? Quelle analyse fais-tu de la place centrale qu’a pris la plateforme technologique dans la naissance et l’évolution de ce mouvement ?

Précisément, les Gilets Jaunes ne semblent pas se constituer en tant que communauté politique et semblent demeurer un mouvement social. Des dynamiques politiques peinent à se dessiner et le mouvement s'essouffle, car si de la colère et des besoins sont exprimés, Facebook n’est pas un dispositif technologique qui favorise la constitution d’une organisation politique, qui soit force de proposition politique.

Facebook est donc à la fois la chance et le drame des Gilets Jaunes, car si la plateforme a permis de rendre audible une contestation sociale, elle n’a pas permis de lui donner la puissance technologique dont le mouvement a besoin pour se constituer en tant que communauté et force politiques.

L’expérience politique des Gilets Jaunes constitue ainsi une remarquable tentative d’appropriation d’un réseau social numérique servant à l’expression et la coordination de son mouvement social. Cependant, les intentions et ressorts infrastructurels de Facebook demeurent inconnus et incontrôlables, car la multitude n’a pu participer à la réalisation de son design. Il faut donc que ce mouvement puisse inventer sa propre plateforme technologique pour se constituer en tant que communauté et force politiques originelles. Et j’en reviens à présent au design participatif dont je parlais plus haut... Il faut que le mouvement puisse inventer sa propre plateforme d’échanges en participant à son design. Il ne s’agit pas seulement que chacun puisse exprimer démocratiquement son opinion, mais aussi que chacun puisse participer à la réalisation de son outil technique et technologique pour assurer son autonomie et sa souveraineté politique. Dans le cas inverse, le mouvement sera toujours soumis au risque que le savoir du designer ne soit pas mis à profit des intérêts politiques de la multitude qui lui passe commande. C’est pourquoi, j’ai aussi souhaité inviter Priscillia Ludosky, la cofondatrice du mouvement des Gilets Jaunes, à intervenir au colloque Designing Community. Nous avons eu je crois un entretien riche sur ce sujet, qui sera d’ailleurs bientôt publié.

Au 21ème siècle, l’autonomie des peuples à disposer d’eux-mêmes et à garantir leur souveraineté démocratique ne peut se faire sans une certaine culture et participation technique et technologique à leurs infrastructures techno-politiques.

Quel bilan fais-tu du colloque et quelle suite envisages-tu ?

Le colloque a été une vraie réussite, puisque 17 partenaires français et européens m’ont fait confiance pour me soutenir dans ce projet. Le lieu, l’Espace Niemeyer, était magnifique. Et nous avons eu plus de 750 personnes qui se sont inscrites à cet évènement. Les échanges ont été riches et soutenus, parfois inattendus, notamment car des intervenants d’une grande qualité et venant d'horizons différents ont pu discuter ensemble. Les enregistrements vidéos seront mis sur le site de Noödesign d’ici quelques mois. Cependant, mon enjeu n’était pas seulement de porter ces questions à un haut niveau d’analyse et de raffinement conceptuel, mais aussi de faire en sorte que des personnes venant de milieux différents parviennent non seulement à discuter ensemble, mais aussi à travailler ensemble et que les savoirs se transmettent au-delà des milieux d’appartenance de chacun. Mon défi à présent est donc de pouvoir organiser un travail collaboratif qui dépasse les clivages culturels et professionnels pour que les savoirs possédés de part et d’autre soient transmis au-delà de ces clivages. C’est un enjeu non seulement cosmopolitique et démocratique, mais aussi entrepreneurial. Pour cela, j’envisage notamment d’organiser prochainement des ateliers de travail collectif d’un haut niveau sur le “Design de communauté”, en conservant la dimension critique et prospective que j’ai essayé de développer pour le colloque.


Les 19 et 20 avril s’est tenu Designing Community, un colloque avec Bernard Stiegler, Tim Ingold, Pierre-Damien Huyghe, Francesca Musiani, Pelle Ehn, Marielle Macé, Patrick Bouchain, Federica Gatta, Jamie Allen, Shintaro Miyazaki, Thibaut Dernoncourt et la cofondatrice du mouvement des Gilets Jaunes Priscillia Ludosky, parmi une trentaine d'intervenants. La suite est bientôt à venir : https://noodesign.org/

Entretien réalisé par Taoufik Vallipuram et Hélène Vuaroqueaux.

Le terme de communauté numérique est vidé de sa puissance d'expérience politique pour ne signifier qu’une association d’individus qui travaillent ensemble sans s’en apercevoir.

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Ouishare Team
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May 17, 2019
Le terme de communauté numérique est vidé de sa puissance d'expérience politique pour ne signifier qu’une association d’individus qui travaillent ensemble sans s’en apercevoir.
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ENTRETIEN avec Igor Galligo. Dans le cadre du colloque DESIGNING COMMUNITY dont Ouishare a été partenaire-organisateur, nous nous sommes entretenus avec Igor Galligo, chercheur à l’EHESS à Paris, chercheur associé à IXDM à Bâle et fondateur de Noödesign, un think tank qui s'intéresse à l’influence des technologies sur l’évolution de nos formes de pensées et de nos formes de vies. Alors que le Grand Débat a pris fin et les contre-débats naissent en réaction, nous lui avons demandé de nous parler de design participatif, des community managers et de la place des plateformes numériques dans la construction du mouvement des Gilets Jaunes.

Bonjour Igor. Tu as organisé les 19 et 20 avril derniers un événement nommé “Designing Community” dans lequel il était notamment question de co-design. Peux-tu avant toute chose nous partager ta définition du co-design ?

Le terme codesign désigne un processus générique de co-conception qui associe le designer à un autre individu. Dans le monde des agences de design, ce processus de production signifie que le développement d’un produit ou d’un service implique à la fois l’entreprise-client qui passe commande auprès d’une société de designer(s), ainsi que l’usager-client de l’entreprise-client. Pour minimiser le risque d’insatisfaction de l’entreprise-client, ainsi que le risque d’échec commercial du lancement d’un produit, le codesign transforme les stades de développement du design en discussion étroite et progressive avec l’entreprise-client et en discussion avec un échantillon de consommateurs, afin de mieux satisfaire leurs attentes respectives. Les participants du codesign sont donc essentiellement des dirigeants d’organisations, directeurs et chefs de projets métier et innovation, directeurs d’entités opérationnelles ou fonctionnelles, dont l’activité consiste avant tout à commercialiser le design, … mais aussi quelques futurs consommateurs qui ont servis de testeurs.  

Est-ce que le co-design est la version trendy de ce que l’on appelait autrefois le “design participatif” ?

Les enjeux du design participatif et du codesign me semblent différents. Le design participatif était animé par une volonté sociale et politique de rompre avec la division et la spécialisation du travail prônées par la doctrine tayloriste qui fonda le management industriel au début du 20ème siècle. Afin de permettre aux travailleurs de participer à l’invention et la conception des objets techniques qu’ils produisaient, le design participatif a voulu impliquer et partager la conception du design entre des designers attitrés et des travailleurs. En s’étendant au domaine de l’architecture, le design participatif a ensuite permis aux habitants d’un quartier de décider collectivement des formes architecturales dans lesquelles ils souhaitent vivre, et a donc étendu sa définition pour désigner une co-conception avec de futurs usagers, et non seulement des travailleurs. Le design participatif avait donc pour enjeu de développer un projet technique du projet démocratique, qui consistait à donner aux non-designers un pouvoir de décision collectif sur le design de leurs objets ou environnements techniques qui faisaient leurs vies quotidiennes. Cet enjeu impliquait aussi le développement d’une culture technique et la conquête d’une souveraineté politique des usagers sur leurs “milieux techniques”, comme dirait Gilbert Simondon.

En ce sens, le design participatif considérait que la fabrique participative des designs était un rouage de la fabrique démocratique.

Différemment, le codesign est avant tout animé par un enjeu économique et capitalistique. Un glissement idéologique et méthodologique apparaît ainsi entre le designer participatif et le codesigner : le second semble délaisser l’enjeu politique et social du premier pour le transformer en bénéfice commercial. La tentative du design participatif d’ouvrir le processus de conception du design à leurs futurs usagers n’a pas été intégrée aux systèmes économiques et managériaux contemporains. Il semblerait plutôt qu’apparaît à travers le codesign une tentative de réappropriation du design participatif dans l’ouverture des décideurs du design, mais en limitant la discussion aux bénéficiaires économiques du projet et non en l’ouvrant à une expérience de conception pour les usagers.  

Tu as intitulé ton évènement « Designing Community ».  Comment relies-tu cette tension historique et idéologique entre design participatif et codesign ?

Le design participatif voulait être aussi une nouvelle manière de faire de l’art afin de faire émerger une esthétique sociale et collective sur le modèle créatif de ce que l’on appelle aujourd’hui l’art participatif. Le design participatif souhaitait faire ressortir une esthétique sociale, une sensibilité commune en interrogeant les habitants et acteurs d’un milieu social, non seulement sur leurs besoins, problèmes et enjeux, mais aussi sur leurs goûts et dégoûts, afin de constituer une communauté politique par la fabrique technique. La tâche du designer participatif ne consistait plus dès alors dans l’expression esthétique de sa seule subjectivité, mais dans l'expérience, l’expression et l’articulation des données sensibles des participants d’un projet pour les cristalliser dans un design, devenant alors démocratique, car résultant de cette synthèse esthétique. Le design participatif devenait donc à la fois l’œuvre et le fondement matériel d’une communauté.

Le designer participatif devait être aussi un faiseur central de cette synthèse des sensibilités.

Or, aujourd’hui, si la fabrique de la communauté est devenue un credo du capitalisme des plateformes (Facebook, Google, Twitter, etc.), le processus de production est tout autre, car ce n’est plus une fabrique participative qui consiste dans un tissage ses sensibilités, comme dirait Tim Ingold, qui se matérialise dans un design, ajouterait Pelle Ehn, car c’est devenu un processus génératif. C’est-à-dire qu’il “génère” des groupes de profils en fonction de règles et critères préétablis implémentés dans des algorithmes qui déterminent virtuellement des communautés. Les communautés des plateformes numériques sont donc des regroupements d’individus qui sont agencés par des algorithmes en fonction de critères abstraits et imposés, plutôt que des individus qui se forment librement en communauté après avoir vécu une expérience commune qui motive leurs désirs de réunion.

Cela pose plusieurs problèmes, non pas tant en raison de la virtualité du processus, qu’en raison de l’absence d’expériences individuelles, subjectives et contingentes, qui font apparaître des regroupements et une sensibilité commune inattendus - car in-calculés par des algorithmes.

Ainsi, non seulement la qualité du lien social est réduite car liquide, dirait Zygmunt Bauman (les attaches affectives sont faibles et permettent alors une grande mobilité), mais surtout les communautés numériques présentent toutes une identité prédéterminée par des algorithmes qui réduisent les libertés de formes et de croyances des communautés. Croire que l’on va constituer une nouvelle communauté car des individus ont coché les mêmes cases ou présentent les mêmes caractéristiques est une préemption de leur expérience communautaire, dirait Brian Massumi. C’est-à-dire que les algorithmes décident, à la place des individus, des communautés auxquelles ils appartiennent en fonction de critères cachés, imposés et implémentés dans une boite noire. Voilà ce que nous appelons aujourd’hui les communautés numériques.

Mais quand même, il y a bien souvent des community managers qui sont présents sur les réseaux sociaux pour modérer les discussions et veiller à ce que tout se passe bien ? Est-ce que cela ne participe pas à tisser les communautés ?

Tout se passe bien ; ça dépend pour quoi et pour qui ? Dans leur ouvrage Empire, Antonio Negri et Mickael Hardt décrivent les logiques et dispositifs économiques du nouvel impérialisme, à travers un principe qu’ils appellent la corruption. La corruption n’est rien d’autre, expliquent-ils, qu’une opération visant à briser les dynamiques politiques de la multitude. La multitude, c’est-à-dire cette foule non singularisée, qui ne s’est pas encore constituée en communautés. La corruption peut s’exercer soit par unification de la multitude, soit par sa segmentation. Il s’agit de maintenir une tension, expliquent les auteurs : «L’Empire reconnaît le fait que les corps produisent plus dans la coopération et qu’ils prospèrent davantage en communauté, et il en profite, mais il lui faut faire obstacle à cette autonomie coopérative et la contrôler, de façon à ne pas être détruite par elle. La corruption fonctionne pour empêcher cette avancée des corps «au-delà de la mesure» (...) qui menace l’existence même de l’Empire.» (Empire, Exils, p. 472) L’un des lieux où se négocie aujourd’hui la relation entre la multitude et l’Empire est celui du WEB, explique la chercheuse Cléo Collomb. Les dispositifs de coordination de l’action des foules – aussi appelés crowdsourcing – représentent l’essentiel de l’activité générée sur des plateformes numériques tels Google ou Facebook. Comme Yann Moulier Boutang l’a mis en évidence à propos de Google, la puissance créative dont à besoin le crowdsourcing est ce type nouveau de travailleur immatériel qui fait des recherches, produit des connaissances, s’intéresse et communique sur ce sujet avec d’autres individus connectés - c’est-à-dire qui pollinise. Cependant, ces plateformes doivent éviter que cette multitude désirante aille jusqu’à mettre en cause l’ordre politique qui les a fait naître en utilisant des mécanismes de contrôle et de nudging (ou management incitatif). Au moment où ces thèses ont été publiées, elles étaient encore assez spéculatives. Mais des recherches récentes menées aux USA par Zeynep Tufecki, ou en France, notamment par Antonio Casilli, Cléo Collomb, Camille Alloing et Julien Pierre, permettent aujourd’hui de les étayer. Stimuler sans trop exciter, calmer sans trop assagir, bref travailler sans détruire – tels sont les équilibres émotionnels que les community managers ont pour tâche de tisser et surveiller. C’est ce que mettent en œuvre les plateformes les plus “cools” du web.

Est-ce pour cela que tu t’intéresses au mouvement des Gilets Jaunes sur Facebook ? Quelle analyse fais-tu de la place centrale qu’a pris la plateforme technologique dans la naissance et l’évolution de ce mouvement ?

Précisément, les Gilets Jaunes ne semblent pas se constituer en tant que communauté politique et semblent demeurer un mouvement social. Des dynamiques politiques peinent à se dessiner et le mouvement s'essouffle, car si de la colère et des besoins sont exprimés, Facebook n’est pas un dispositif technologique qui favorise la constitution d’une organisation politique, qui soit force de proposition politique.

Facebook est donc à la fois la chance et le drame des Gilets Jaunes, car si la plateforme a permis de rendre audible une contestation sociale, elle n’a pas permis de lui donner la puissance technologique dont le mouvement a besoin pour se constituer en tant que communauté et force politiques.

L’expérience politique des Gilets Jaunes constitue ainsi une remarquable tentative d’appropriation d’un réseau social numérique servant à l’expression et la coordination de son mouvement social. Cependant, les intentions et ressorts infrastructurels de Facebook demeurent inconnus et incontrôlables, car la multitude n’a pu participer à la réalisation de son design. Il faut donc que ce mouvement puisse inventer sa propre plateforme technologique pour se constituer en tant que communauté et force politiques originelles. Et j’en reviens à présent au design participatif dont je parlais plus haut... Il faut que le mouvement puisse inventer sa propre plateforme d’échanges en participant à son design. Il ne s’agit pas seulement que chacun puisse exprimer démocratiquement son opinion, mais aussi que chacun puisse participer à la réalisation de son outil technique et technologique pour assurer son autonomie et sa souveraineté politique. Dans le cas inverse, le mouvement sera toujours soumis au risque que le savoir du designer ne soit pas mis à profit des intérêts politiques de la multitude qui lui passe commande. C’est pourquoi, j’ai aussi souhaité inviter Priscillia Ludosky, la cofondatrice du mouvement des Gilets Jaunes, à intervenir au colloque Designing Community. Nous avons eu je crois un entretien riche sur ce sujet, qui sera d’ailleurs bientôt publié.

Au 21ème siècle, l’autonomie des peuples à disposer d’eux-mêmes et à garantir leur souveraineté démocratique ne peut se faire sans une certaine culture et participation technique et technologique à leurs infrastructures techno-politiques.

Quel bilan fais-tu du colloque et quelle suite envisages-tu ?

Le colloque a été une vraie réussite, puisque 17 partenaires français et européens m’ont fait confiance pour me soutenir dans ce projet. Le lieu, l’Espace Niemeyer, était magnifique. Et nous avons eu plus de 750 personnes qui se sont inscrites à cet évènement. Les échanges ont été riches et soutenus, parfois inattendus, notamment car des intervenants d’une grande qualité et venant d'horizons différents ont pu discuter ensemble. Les enregistrements vidéos seront mis sur le site de Noödesign d’ici quelques mois. Cependant, mon enjeu n’était pas seulement de porter ces questions à un haut niveau d’analyse et de raffinement conceptuel, mais aussi de faire en sorte que des personnes venant de milieux différents parviennent non seulement à discuter ensemble, mais aussi à travailler ensemble et que les savoirs se transmettent au-delà des milieux d’appartenance de chacun. Mon défi à présent est donc de pouvoir organiser un travail collaboratif qui dépasse les clivages culturels et professionnels pour que les savoirs possédés de part et d’autre soient transmis au-delà de ces clivages. C’est un enjeu non seulement cosmopolitique et démocratique, mais aussi entrepreneurial. Pour cela, j’envisage notamment d’organiser prochainement des ateliers de travail collectif d’un haut niveau sur le “Design de communauté”, en conservant la dimension critique et prospective que j’ai essayé de développer pour le colloque.


Les 19 et 20 avril s’est tenu Designing Community, un colloque avec Bernard Stiegler, Tim Ingold, Pierre-Damien Huyghe, Francesca Musiani, Pelle Ehn, Marielle Macé, Patrick Bouchain, Federica Gatta, Jamie Allen, Shintaro Miyazaki, Thibaut Dernoncourt et la cofondatrice du mouvement des Gilets Jaunes Priscillia Ludosky, parmi une trentaine d'intervenants. La suite est bientôt à venir : https://noodesign.org/

Entretien réalisé par Taoufik Vallipuram et Hélène Vuaroqueaux.

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Ouishare Team
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May 17, 2019

Le terme de communauté numérique est vidé de sa puissance d'expérience politique pour ne signifier qu’une association d’individus qui travaillent ensemble sans s’en apercevoir.

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ENTRETIEN avec Igor Galligo. Dans le cadre du colloque DESIGNING COMMUNITY dont Ouishare a été partenaire-organisateur, nous nous sommes entretenus avec Igor Galligo, chercheur à l’EHESS à Paris, chercheur associé à IXDM à Bâle et fondateur de Noödesign, un think tank qui s'intéresse à l’influence des technologies sur l’évolution de nos formes de pensées et de nos formes de vies. Alors que le Grand Débat a pris fin et les contre-débats naissent en réaction, nous lui avons demandé de nous parler de design participatif, des community managers et de la place des plateformes numériques dans la construction du mouvement des Gilets Jaunes.

Bonjour Igor. Tu as organisé les 19 et 20 avril derniers un événement nommé “Designing Community” dans lequel il était notamment question de co-design. Peux-tu avant toute chose nous partager ta définition du co-design ?

Le terme codesign désigne un processus générique de co-conception qui associe le designer à un autre individu. Dans le monde des agences de design, ce processus de production signifie que le développement d’un produit ou d’un service implique à la fois l’entreprise-client qui passe commande auprès d’une société de designer(s), ainsi que l’usager-client de l’entreprise-client. Pour minimiser le risque d’insatisfaction de l’entreprise-client, ainsi que le risque d’échec commercial du lancement d’un produit, le codesign transforme les stades de développement du design en discussion étroite et progressive avec l’entreprise-client et en discussion avec un échantillon de consommateurs, afin de mieux satisfaire leurs attentes respectives. Les participants du codesign sont donc essentiellement des dirigeants d’organisations, directeurs et chefs de projets métier et innovation, directeurs d’entités opérationnelles ou fonctionnelles, dont l’activité consiste avant tout à commercialiser le design, … mais aussi quelques futurs consommateurs qui ont servis de testeurs.  

Est-ce que le co-design est la version trendy de ce que l’on appelait autrefois le “design participatif” ?

Les enjeux du design participatif et du codesign me semblent différents. Le design participatif était animé par une volonté sociale et politique de rompre avec la division et la spécialisation du travail prônées par la doctrine tayloriste qui fonda le management industriel au début du 20ème siècle. Afin de permettre aux travailleurs de participer à l’invention et la conception des objets techniques qu’ils produisaient, le design participatif a voulu impliquer et partager la conception du design entre des designers attitrés et des travailleurs. En s’étendant au domaine de l’architecture, le design participatif a ensuite permis aux habitants d’un quartier de décider collectivement des formes architecturales dans lesquelles ils souhaitent vivre, et a donc étendu sa définition pour désigner une co-conception avec de futurs usagers, et non seulement des travailleurs. Le design participatif avait donc pour enjeu de développer un projet technique du projet démocratique, qui consistait à donner aux non-designers un pouvoir de décision collectif sur le design de leurs objets ou environnements techniques qui faisaient leurs vies quotidiennes. Cet enjeu impliquait aussi le développement d’une culture technique et la conquête d’une souveraineté politique des usagers sur leurs “milieux techniques”, comme dirait Gilbert Simondon.

En ce sens, le design participatif considérait que la fabrique participative des designs était un rouage de la fabrique démocratique.

Différemment, le codesign est avant tout animé par un enjeu économique et capitalistique. Un glissement idéologique et méthodologique apparaît ainsi entre le designer participatif et le codesigner : le second semble délaisser l’enjeu politique et social du premier pour le transformer en bénéfice commercial. La tentative du design participatif d’ouvrir le processus de conception du design à leurs futurs usagers n’a pas été intégrée aux systèmes économiques et managériaux contemporains. Il semblerait plutôt qu’apparaît à travers le codesign une tentative de réappropriation du design participatif dans l’ouverture des décideurs du design, mais en limitant la discussion aux bénéficiaires économiques du projet et non en l’ouvrant à une expérience de conception pour les usagers.  

Tu as intitulé ton évènement « Designing Community ».  Comment relies-tu cette tension historique et idéologique entre design participatif et codesign ?

Le design participatif voulait être aussi une nouvelle manière de faire de l’art afin de faire émerger une esthétique sociale et collective sur le modèle créatif de ce que l’on appelle aujourd’hui l’art participatif. Le design participatif souhaitait faire ressortir une esthétique sociale, une sensibilité commune en interrogeant les habitants et acteurs d’un milieu social, non seulement sur leurs besoins, problèmes et enjeux, mais aussi sur leurs goûts et dégoûts, afin de constituer une communauté politique par la fabrique technique. La tâche du designer participatif ne consistait plus dès alors dans l’expression esthétique de sa seule subjectivité, mais dans l'expérience, l’expression et l’articulation des données sensibles des participants d’un projet pour les cristalliser dans un design, devenant alors démocratique, car résultant de cette synthèse esthétique. Le design participatif devenait donc à la fois l’œuvre et le fondement matériel d’une communauté.

Le designer participatif devait être aussi un faiseur central de cette synthèse des sensibilités.

Or, aujourd’hui, si la fabrique de la communauté est devenue un credo du capitalisme des plateformes (Facebook, Google, Twitter, etc.), le processus de production est tout autre, car ce n’est plus une fabrique participative qui consiste dans un tissage ses sensibilités, comme dirait Tim Ingold, qui se matérialise dans un design, ajouterait Pelle Ehn, car c’est devenu un processus génératif. C’est-à-dire qu’il “génère” des groupes de profils en fonction de règles et critères préétablis implémentés dans des algorithmes qui déterminent virtuellement des communautés. Les communautés des plateformes numériques sont donc des regroupements d’individus qui sont agencés par des algorithmes en fonction de critères abstraits et imposés, plutôt que des individus qui se forment librement en communauté après avoir vécu une expérience commune qui motive leurs désirs de réunion.

Cela pose plusieurs problèmes, non pas tant en raison de la virtualité du processus, qu’en raison de l’absence d’expériences individuelles, subjectives et contingentes, qui font apparaître des regroupements et une sensibilité commune inattendus - car in-calculés par des algorithmes.

Ainsi, non seulement la qualité du lien social est réduite car liquide, dirait Zygmunt Bauman (les attaches affectives sont faibles et permettent alors une grande mobilité), mais surtout les communautés numériques présentent toutes une identité prédéterminée par des algorithmes qui réduisent les libertés de formes et de croyances des communautés. Croire que l’on va constituer une nouvelle communauté car des individus ont coché les mêmes cases ou présentent les mêmes caractéristiques est une préemption de leur expérience communautaire, dirait Brian Massumi. C’est-à-dire que les algorithmes décident, à la place des individus, des communautés auxquelles ils appartiennent en fonction de critères cachés, imposés et implémentés dans une boite noire. Voilà ce que nous appelons aujourd’hui les communautés numériques.

Mais quand même, il y a bien souvent des community managers qui sont présents sur les réseaux sociaux pour modérer les discussions et veiller à ce que tout se passe bien ? Est-ce que cela ne participe pas à tisser les communautés ?

Tout se passe bien ; ça dépend pour quoi et pour qui ? Dans leur ouvrage Empire, Antonio Negri et Mickael Hardt décrivent les logiques et dispositifs économiques du nouvel impérialisme, à travers un principe qu’ils appellent la corruption. La corruption n’est rien d’autre, expliquent-ils, qu’une opération visant à briser les dynamiques politiques de la multitude. La multitude, c’est-à-dire cette foule non singularisée, qui ne s’est pas encore constituée en communautés. La corruption peut s’exercer soit par unification de la multitude, soit par sa segmentation. Il s’agit de maintenir une tension, expliquent les auteurs : «L’Empire reconnaît le fait que les corps produisent plus dans la coopération et qu’ils prospèrent davantage en communauté, et il en profite, mais il lui faut faire obstacle à cette autonomie coopérative et la contrôler, de façon à ne pas être détruite par elle. La corruption fonctionne pour empêcher cette avancée des corps «au-delà de la mesure» (...) qui menace l’existence même de l’Empire.» (Empire, Exils, p. 472) L’un des lieux où se négocie aujourd’hui la relation entre la multitude et l’Empire est celui du WEB, explique la chercheuse Cléo Collomb. Les dispositifs de coordination de l’action des foules – aussi appelés crowdsourcing – représentent l’essentiel de l’activité générée sur des plateformes numériques tels Google ou Facebook. Comme Yann Moulier Boutang l’a mis en évidence à propos de Google, la puissance créative dont à besoin le crowdsourcing est ce type nouveau de travailleur immatériel qui fait des recherches, produit des connaissances, s’intéresse et communique sur ce sujet avec d’autres individus connectés - c’est-à-dire qui pollinise. Cependant, ces plateformes doivent éviter que cette multitude désirante aille jusqu’à mettre en cause l’ordre politique qui les a fait naître en utilisant des mécanismes de contrôle et de nudging (ou management incitatif). Au moment où ces thèses ont été publiées, elles étaient encore assez spéculatives. Mais des recherches récentes menées aux USA par Zeynep Tufecki, ou en France, notamment par Antonio Casilli, Cléo Collomb, Camille Alloing et Julien Pierre, permettent aujourd’hui de les étayer. Stimuler sans trop exciter, calmer sans trop assagir, bref travailler sans détruire – tels sont les équilibres émotionnels que les community managers ont pour tâche de tisser et surveiller. C’est ce que mettent en œuvre les plateformes les plus “cools” du web.

Est-ce pour cela que tu t’intéresses au mouvement des Gilets Jaunes sur Facebook ? Quelle analyse fais-tu de la place centrale qu’a pris la plateforme technologique dans la naissance et l’évolution de ce mouvement ?

Précisément, les Gilets Jaunes ne semblent pas se constituer en tant que communauté politique et semblent demeurer un mouvement social. Des dynamiques politiques peinent à se dessiner et le mouvement s'essouffle, car si de la colère et des besoins sont exprimés, Facebook n’est pas un dispositif technologique qui favorise la constitution d’une organisation politique, qui soit force de proposition politique.

Facebook est donc à la fois la chance et le drame des Gilets Jaunes, car si la plateforme a permis de rendre audible une contestation sociale, elle n’a pas permis de lui donner la puissance technologique dont le mouvement a besoin pour se constituer en tant que communauté et force politiques.

L’expérience politique des Gilets Jaunes constitue ainsi une remarquable tentative d’appropriation d’un réseau social numérique servant à l’expression et la coordination de son mouvement social. Cependant, les intentions et ressorts infrastructurels de Facebook demeurent inconnus et incontrôlables, car la multitude n’a pu participer à la réalisation de son design. Il faut donc que ce mouvement puisse inventer sa propre plateforme technologique pour se constituer en tant que communauté et force politiques originelles. Et j’en reviens à présent au design participatif dont je parlais plus haut... Il faut que le mouvement puisse inventer sa propre plateforme d’échanges en participant à son design. Il ne s’agit pas seulement que chacun puisse exprimer démocratiquement son opinion, mais aussi que chacun puisse participer à la réalisation de son outil technique et technologique pour assurer son autonomie et sa souveraineté politique. Dans le cas inverse, le mouvement sera toujours soumis au risque que le savoir du designer ne soit pas mis à profit des intérêts politiques de la multitude qui lui passe commande. C’est pourquoi, j’ai aussi souhaité inviter Priscillia Ludosky, la cofondatrice du mouvement des Gilets Jaunes, à intervenir au colloque Designing Community. Nous avons eu je crois un entretien riche sur ce sujet, qui sera d’ailleurs bientôt publié.

Au 21ème siècle, l’autonomie des peuples à disposer d’eux-mêmes et à garantir leur souveraineté démocratique ne peut se faire sans une certaine culture et participation technique et technologique à leurs infrastructures techno-politiques.

Quel bilan fais-tu du colloque et quelle suite envisages-tu ?

Le colloque a été une vraie réussite, puisque 17 partenaires français et européens m’ont fait confiance pour me soutenir dans ce projet. Le lieu, l’Espace Niemeyer, était magnifique. Et nous avons eu plus de 750 personnes qui se sont inscrites à cet évènement. Les échanges ont été riches et soutenus, parfois inattendus, notamment car des intervenants d’une grande qualité et venant d'horizons différents ont pu discuter ensemble. Les enregistrements vidéos seront mis sur le site de Noödesign d’ici quelques mois. Cependant, mon enjeu n’était pas seulement de porter ces questions à un haut niveau d’analyse et de raffinement conceptuel, mais aussi de faire en sorte que des personnes venant de milieux différents parviennent non seulement à discuter ensemble, mais aussi à travailler ensemble et que les savoirs se transmettent au-delà des milieux d’appartenance de chacun. Mon défi à présent est donc de pouvoir organiser un travail collaboratif qui dépasse les clivages culturels et professionnels pour que les savoirs possédés de part et d’autre soient transmis au-delà de ces clivages. C’est un enjeu non seulement cosmopolitique et démocratique, mais aussi entrepreneurial. Pour cela, j’envisage notamment d’organiser prochainement des ateliers de travail collectif d’un haut niveau sur le “Design de communauté”, en conservant la dimension critique et prospective que j’ai essayé de développer pour le colloque.


Les 19 et 20 avril s’est tenu Designing Community, un colloque avec Bernard Stiegler, Tim Ingold, Pierre-Damien Huyghe, Francesca Musiani, Pelle Ehn, Marielle Macé, Patrick Bouchain, Federica Gatta, Jamie Allen, Shintaro Miyazaki, Thibaut Dernoncourt et la cofondatrice du mouvement des Gilets Jaunes Priscillia Ludosky, parmi une trentaine d'intervenants. La suite est bientôt à venir : https://noodesign.org/

Entretien réalisé par Taoufik Vallipuram et Hélène Vuaroqueaux.

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