Magazine
December 12, 2019

Le Tiers Lieu favorise l'émergence d'une démocratie plus contributive

Nous sommes aujourd’hui à La Quincaillerie et je crois comprendre que ce lieu est une source d’inspiration pour toi. Pour quelle raison ?

Pascal Desfarges : J’ai tout de suite vu ce Tiers Lieu comme un outil de revitalisation du territoire. Il sensibilise les citoyens, en douceur, au travers d’actions, d’animations, du « faire », de rencontres, sur des questions liées au travail, à la fabrication, à l’environnement avec au coeur, évidemment, le système d’interactions sociales que produit un Tiers Lieu. Et c’est ce que crée naturellement La Quincaillerie, de l’interaction sociale : réelle, intergénérationnelle, entre compétences aussi, entre projets, elle passe par l’accueil d’associations, d’entreprises, de sans abris, du tout venant. C'est ça qui est étonnant, tu vas avoir une réunion du groupe AXA Assurance parce qu'ils veulent comprendre les nouveaux modèles de co-working, puis tu va avoir un migrant complètement perdu qui va venir ici pour remplir des papiers administratifs ou recharger son téléphone. Le spectre d'usages et d’usagers de La Quincaillerie est extrêmement large.

Le Tiers Lieu est un outil de revitalisation du territoire qui crée naturellement de l’interaction sociale auprès d’un spectre large d’usagers.

On sent ici une dimension forte d’accueil, les Tiers Lieux seraient donc avant tout des lieux d'hospitalité sur les territoires ?

P. D. : Au delà de ça, les Tiers Lieux comme La Quincaillerie repensent l’espace public, son fonctionnement et la place du citoyen dans cet espace public, citoyen qui devient contributeur. Et c’est là que l’émergence des Tiers Lieux résonne sur d’autres territoires, avec les questions de revitalisation des centres-bourgs mais aussi dans la manière de repenser ce qu’est aujourd’hui un théâtre dans sa ville, un Centre dramatique national (CDN), une médiathèque, une Caisse d’allocations familiales (CAF), une Maison de services au public (MSAP), etc. Et là ça sort des seuls champs de la « mutation du travail », du « développement de projets innovants » ou de l’« économie locale ».

La Quincaillerie est un outil posé dans la ville de Guéret et qui permet au citoyen de la repenser. En fait, c’est un parfait exemple de municipalisme, ce mouvement qui consiste à considérer que l’État se désengage et qui réfléchit à comment la collectivité peut reprendre la main en local et proposer à ses citoyens des outils pour développer leur quartier, leur ville, ou comment être « un outil à la disposition de ». C’est tout le paradoxe de La Quincaillerie et toute son originalité d’ailleurs : juridiquement c’est un service de l’agglomération du Grand Guéret, mais dont le fonctionnement repose sur un mode d’autogestion de pair-à-pair. Il y a des responsables qui sont des agents publics, mais le fonctionnement du lieu est, lui, un véritable fonctionnement Tiers Lieu. C’est une forme de confiance exprimée de la part des élus et de la collectivité.

Les Tiers Lieux repensent l’espace public, son fonctionnement et la place du citoyen dans cet espace public, citoyen qui devient contributeur.

Tout cela semble faire du Tiers Lieu un objet éminemment politique. Comment appréhender cette dimension ?

P. D. : Oui, et la question première c’est l’instrumentalisation politique. Forcément, La Quincaillerie doit être a priori en phase avec les stratégies politiques du territoire car ce lieu est l’expression et le produit d’une volonté politique à la base. Il pourrait y avoir des tensions, des frictions si La Quincaillerie développait des activités ou mettait en oeuvre des actions qui ne seraient pas en phase avec la volonté politique du moment. Pour l’instant ça n’est pas le cas, mais c’est un lieu qui pourrait exploser, ou bien être complètement reformulé en cas de changement de président de l’agglomération par exemple.

Mais c’est aussi un outil politique, au sens noble du terme. Si je compare à d’autres Tiers Lieux que je porte pourtant également en exemples, comme La Smalah dans les Landes ou Le 100ème singe en Haute-Garonne qui disposent également de subventions publiques, ceux-là n’ont pas cette prégnance par rapport à la politique de la ville. La Quincaillerie est un outil de la politique de la ville et ça c’est assez rare.

En fait, c’est l'émergence de la démocratie contributive qui se joue dans ces lieux. C’est une subsidiarité démocratique qui se met en place et qui vient reformuler la position de l'élu face au citoyen. Le Tiers Lieu favorise l'émergence de la démocratie contributive qui va repenser le dialogue entre la ville et son citoyen. Et ça c'est fondamental. Je crois sincèrement que si l'on met en place des réseaux de Tiers Lieux comme La Quincaillerie à l'échelle de grands centres urbains, on va repenser l'implication du citoyen et sa capacité à intervenir sur son espace urbain et sur sa vie quotidienne. Et les zones « rurales » sont aujourd'hui plus innovantes que les zones urbaines dans ce domaine, parce que ce sont des petites échelles propices au développement de ces sortes « d’unités de démocratie contributive ».

Le Tiers Lieu favorise l'émergence de la démocratie contributive qui va repenser le dialogue entre la ville et son citoyen, l'implication de ce dernier et sa capacité à intervenir sur son espace urbain et sur sa vie quotidienne.
Source : LinkedIn

Pascal Desfarges est ingénieur d'idées, spécialiste des territoires collaboratifs et de la médiation numérique. Après des études de philosophie, il enseigne le multimédia, les arts numériques et les nouveaux medias au sein d'écoles des beaux arts. Fondateur et directeur de l’Agence Retiss, il se consacre depuis plus de 10 ans à l'accompagnement de structures culturelles, de collectivités territoriales ou d'établissements publics dans une démarche transdisciplinaire autour des usages et enjeux des technologies numériques. Sa réflexion se concentre sur les passerelles et transferts à imaginer et construire entre art, recherche et industrie. Conférencier et co-fondateur du Tiers Lieu Aux fils conducteurs à Rouen, il est également Commissaire pour la Biennale Internationale de Design de Saint Étienne 2019.


En étudiant les Tiers Lieux, nous sommes rapidement confrontés à une grande diversité d’expériences et d’exemples, entre des lieux à vocation plutôt sociale, économique, culturelle, agricole, numérique, etc. Comment faire en sorte que tous ces Tiers Lieux assurent ce même rôle ?

P. D. : Je n'aime pas cette partie segmentation des Tiers Lieux. Tout comme on ne peut pas inventer un Tiers Lieu type à copier-coller dans les territoires. Aucun Tiers Lieu ne se ressemble, tout Tiers Lieu est le fruit de son territoire, de son patrimoine, de son histoire, des gens qui y ont vécu. Il faut avoir ce recul culturel.

Plutôt que de parler de Tiers Lieu je préfère parler de « processus Tiers Lieu ». Tout projet de Tiers Lieu devrait commencer par un processus démocratique de participation citoyenne, avec tous les acteurs impliqués et en fonction de ça, le Tiers Lieu prendra une couleur économique ou sociale ou culturelle ou développement durable, en fonction du contexte en présence. On ne peut pas préjuger de ce que sera un Tiers Lieu donné avant de travailler effectivement dessus. Pour moi, considérer a priori que dans un centre-ville on va faire un Tiers Lieu économique, ailleurs un Tiers Lieu social, etc., serait une erreur. Tu vas faire le Tiers Lieu dont les gens on besoin. Et pour savoir ce dont les gens ont besoin - et par là j’entends les acteurs privés, les associations, les freelances, les étudiants, etc. - il faut passer par un processus de démocratie participative au bout duquel on pourra se dire « ah ba oui, là il y a un vrai besoin économique, un besoin de coworking, ou au contraire il y a une souffrance sociale telle dans ce quartier qu'il y a un vrai besoin d'axer le lieu sur de l'accompagnement social ».

Un Tiers Lieu est lié à sa gouvernance. Il est lié au mode pair-à-pair. Il est lié à l'open source. Sa mission première, c'est de créer du commun : du commun partageable qui ne soit pas une ressource mais un processus d’interactions sociales.

Tout projet de Tiers Lieu devrait commencer par un processus participatif avec tous les acteurs impliqués du territoire, pour faire le Tiers Lieu dont les gens ont besoin.

Comment appréhender la question de la mesure de l’impact des Tiers Lieux ?

P. D. :C’est très difficile d'évaluer l'impact. Un Tiers Lieu c'est toujours en mouvement, même s'il y a des gens incroyablement investis qui le structurent au départ, une programmation, etc., ça reste nébuleux. Je connais le sujet via le prisme de l’évaluation des politiques publiques et notamment du programme européen ERUDITE (Enhancing Rural and Urban Digital Innovation Territories) porté par l’Interreg Europe. Ils ont adopté un indicateur qui s’appelle le SEROI (Social and Economic Return on Investment), calculé en Euro (€). On voit bien qu'on est dans la pure économie libérale parce qu’évaluer l'impact social ici, c'est l'évaluer en devise, le monétiser. Par exemple : la rencontre de 20 personnes qui ne se connaissaient pas, dans une même journée, c’est valorisé 150€, etc. C’est une grille d’analyse absurde en soi. Les critères quantitatifs sont loin d'être les seuls critères à prendre en compte, parce que c'est une culture qu’il faudrait mesurer aussi. Le Tiers Lieu c'est le modèle contributif pair-à-pair qui s'impose partout dans la société.

Avec l’objet Tiers Lieu, on est plus dans la «recherche appliquée» mais dans la «recherche pratiquée». Je vais émettre des idées sur l'espace public, sur le territoire et je vais les confronter à un lieu comme La Quincaillerie et forcément ce que j'aurais posé comme réflexion pourra être totalement modifié par la réalité de terrain. Donc c'est un aller-retour permanent entre recherche et pratique.

Les critères quantitatifs sont loin d'être les seuls critères à prendre en compte, parce que c'est une culture qu’il faudrait mesurer aussi dans les Tiers Lieux.

Cette culture est prégnante ici à La Quincaillerie, comme dans d’autres Tiers Lieux, mais comment s’exprime-t-elle en dehors de ces murs ?

P.D. : Le Tiers Lieu n’impose pas, il pollinise et contamine son territoire. La Quincaillerie est partenaire de beaucoup de gens : elle devient un outil de transformation douce des autres services publics et acteurs de la ville.

Fort de mon implication dans La Quincaillerie, j’accompagne aujourd’hui la CAF de Guéret qui s’est lancée dans une expérimentation nationale sur le thème « repenser l'accueil de la CAF ». Alors il ne s'agit pas de faire un Tiers Lieu mais de s'inspirer du processus Tiers Lieu : créer du lien social, mettre en place du contributif, du pair-à-pair, de l'entraide entre les gens. Ça c'est un des effets de La Quincaillerie qui imbibe comme un buvard ce qui est autour d'elle.

La médiathèque s’y met aussi. Forcément les médiathèques sont ouvertes, elles deviennent des « Troisième-Lieux » ou « Third-Place » dans la lignée de Ray Oldenburg. En 2009, une thésarde de l'ENSSIB (École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques), Mathilde Servet, a sorti une bombe en la matière : son mémoire d’étude Les bibliothèques troisième lieu. Elle amenait ce modèle de Troisième-Lieu avant même qu'on ait pensé les Tiers Lieux : pas la maison, pas le travail, mais un lieu hybride et ça a beaucoup influencé les bibliothèques. Le message était « arrêtez d'être des services avec la douchette à codes-barres, ou l'on vient emprunter des livres mais devenez des lieux d'interactions sociales et de créativité ». D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si l’événement les Rencontr'Actées est un partenariat entre La Quincaillerie et la médiathèque.

Le Tiers Lieu pollinise et contamine son territoire : il devient un outil de transformation doux des autres services publics et acteurs de la ville qui repensent leurs activités.

Pour toi, le fonctionnement d’un Tiers Lieu devrait s’appréhender à une échelle plus vaste que ses proximités géographiques directes ?

P.D. : Avec Baptiste Ridoux (NDLR : coordinateur et concierge de La Quincaillerie), nous avons progressivement accompagné l’ancien centre social de Dun-le-Palestel devenu La Palette, un Tiers Lieu social, puis la friche industrielle les Ateliers de la Mine de Lavaveix-les-Mines qui est un Tiers Lieu à vocation économique et culturelle. Alors qu’est-ce qui s’est formalisé pendant ces trois années ici ? Eh bien c’est un véritable réseau et ce réseau s’appelle Téla. C’est un réseau de Tiers Lieux ruraux qui travaillent ensemble à l’échelle du département de la Creuse et dont La Quincaillerie a été le premier maillon. En trois ans seulement, pas moins quatorze Tiers Lieux ont émergé sur le territoire et neuf ont rejoint le réseau Téla (NDLR : la mission du réseau Téla est de fédérer un réseau de Tiers Lieux, d’accompagner des mairies de l'agglomération sur de la transformation numérique, d’être un point d'appui à l'inclusion numérique).

La Quincaillerie est reconnue ici comme un impulseur et quand Baptiste est invité à témoigner dans des événements comme Numérique en Commun pour parler de Tiers Lieu, elle pollinise au national. Ce type d’exemple est assez rare à l'échelle d'un territoire rural.

La Quincaillerie est l’impulseur d’une dynamique de réseau à l’échelle du département creusois et qui rayonne au delà.

Cet article est issu d'un travail d'équipe avec Samuel Roumeau. C'est le troisième d’une série de huit entretiens réalisés dans le cadre de l’exploration Mille Lieux, disponible en ligne au lien suivant : https://www.le-lab.org/exploration-mille-lieux

Ce travail vise à objectiver l’impact des tiers-lieux au delà du seul prisme économique, à mieux comprendre et valoriser ce qui se joue au sein et autour de ces espaces. Il nous apprend beaucoup de choses, souvent surprenantes, parfois à contre-courant de ce qui se dit et se lit sur les tiers-lieux...alors bonne immersion !


Le Tiers Lieu favorise l'émergence d'une démocratie plus contributive

by 
Yann Bergamaschi
Magazine
January 15, 2019
Le Tiers Lieu favorise l'émergence d'une démocratie plus contributive
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ENTRETIEN avec Pascal Desfarges autour de l'exploration Mille lieux (3/8). Directeur de l’Agence Retiss, Pascal Desfarges est également co-fondateur d'Aux fils conducteurs à Rouen, un Tiers Lieu est un outil de transformation douce des territoires, qui produit des communs et réinvente l’idée de la participation citoyenne. Nous l’avons rencontré à Guéret sur l’un de nos terrains d’exploration, le Tiers Lieu La Quincaillerie.

Nous sommes aujourd’hui à La Quincaillerie et je crois comprendre que ce lieu est une source d’inspiration pour toi. Pour quelle raison ?

Pascal Desfarges : J’ai tout de suite vu ce Tiers Lieu comme un outil de revitalisation du territoire. Il sensibilise les citoyens, en douceur, au travers d’actions, d’animations, du « faire », de rencontres, sur des questions liées au travail, à la fabrication, à l’environnement avec au coeur, évidemment, le système d’interactions sociales que produit un Tiers Lieu. Et c’est ce que crée naturellement La Quincaillerie, de l’interaction sociale : réelle, intergénérationnelle, entre compétences aussi, entre projets, elle passe par l’accueil d’associations, d’entreprises, de sans abris, du tout venant. C'est ça qui est étonnant, tu vas avoir une réunion du groupe AXA Assurance parce qu'ils veulent comprendre les nouveaux modèles de co-working, puis tu va avoir un migrant complètement perdu qui va venir ici pour remplir des papiers administratifs ou recharger son téléphone. Le spectre d'usages et d’usagers de La Quincaillerie est extrêmement large.

Le Tiers Lieu est un outil de revitalisation du territoire qui crée naturellement de l’interaction sociale auprès d’un spectre large d’usagers.

On sent ici une dimension forte d’accueil, les Tiers Lieux seraient donc avant tout des lieux d'hospitalité sur les territoires ?

P. D. : Au delà de ça, les Tiers Lieux comme La Quincaillerie repensent l’espace public, son fonctionnement et la place du citoyen dans cet espace public, citoyen qui devient contributeur. Et c’est là que l’émergence des Tiers Lieux résonne sur d’autres territoires, avec les questions de revitalisation des centres-bourgs mais aussi dans la manière de repenser ce qu’est aujourd’hui un théâtre dans sa ville, un Centre dramatique national (CDN), une médiathèque, une Caisse d’allocations familiales (CAF), une Maison de services au public (MSAP), etc. Et là ça sort des seuls champs de la « mutation du travail », du « développement de projets innovants » ou de l’« économie locale ».

La Quincaillerie est un outil posé dans la ville de Guéret et qui permet au citoyen de la repenser. En fait, c’est un parfait exemple de municipalisme, ce mouvement qui consiste à considérer que l’État se désengage et qui réfléchit à comment la collectivité peut reprendre la main en local et proposer à ses citoyens des outils pour développer leur quartier, leur ville, ou comment être « un outil à la disposition de ». C’est tout le paradoxe de La Quincaillerie et toute son originalité d’ailleurs : juridiquement c’est un service de l’agglomération du Grand Guéret, mais dont le fonctionnement repose sur un mode d’autogestion de pair-à-pair. Il y a des responsables qui sont des agents publics, mais le fonctionnement du lieu est, lui, un véritable fonctionnement Tiers Lieu. C’est une forme de confiance exprimée de la part des élus et de la collectivité.

Les Tiers Lieux repensent l’espace public, son fonctionnement et la place du citoyen dans cet espace public, citoyen qui devient contributeur.

Tout cela semble faire du Tiers Lieu un objet éminemment politique. Comment appréhender cette dimension ?

P. D. : Oui, et la question première c’est l’instrumentalisation politique. Forcément, La Quincaillerie doit être a priori en phase avec les stratégies politiques du territoire car ce lieu est l’expression et le produit d’une volonté politique à la base. Il pourrait y avoir des tensions, des frictions si La Quincaillerie développait des activités ou mettait en oeuvre des actions qui ne seraient pas en phase avec la volonté politique du moment. Pour l’instant ça n’est pas le cas, mais c’est un lieu qui pourrait exploser, ou bien être complètement reformulé en cas de changement de président de l’agglomération par exemple.

Mais c’est aussi un outil politique, au sens noble du terme. Si je compare à d’autres Tiers Lieux que je porte pourtant également en exemples, comme La Smalah dans les Landes ou Le 100ème singe en Haute-Garonne qui disposent également de subventions publiques, ceux-là n’ont pas cette prégnance par rapport à la politique de la ville. La Quincaillerie est un outil de la politique de la ville et ça c’est assez rare.

En fait, c’est l'émergence de la démocratie contributive qui se joue dans ces lieux. C’est une subsidiarité démocratique qui se met en place et qui vient reformuler la position de l'élu face au citoyen. Le Tiers Lieu favorise l'émergence de la démocratie contributive qui va repenser le dialogue entre la ville et son citoyen. Et ça c'est fondamental. Je crois sincèrement que si l'on met en place des réseaux de Tiers Lieux comme La Quincaillerie à l'échelle de grands centres urbains, on va repenser l'implication du citoyen et sa capacité à intervenir sur son espace urbain et sur sa vie quotidienne. Et les zones « rurales » sont aujourd'hui plus innovantes que les zones urbaines dans ce domaine, parce que ce sont des petites échelles propices au développement de ces sortes « d’unités de démocratie contributive ».

Le Tiers Lieu favorise l'émergence de la démocratie contributive qui va repenser le dialogue entre la ville et son citoyen, l'implication de ce dernier et sa capacité à intervenir sur son espace urbain et sur sa vie quotidienne.
Source : LinkedIn

Pascal Desfarges est ingénieur d'idées, spécialiste des territoires collaboratifs et de la médiation numérique. Après des études de philosophie, il enseigne le multimédia, les arts numériques et les nouveaux medias au sein d'écoles des beaux arts. Fondateur et directeur de l’Agence Retiss, il se consacre depuis plus de 10 ans à l'accompagnement de structures culturelles, de collectivités territoriales ou d'établissements publics dans une démarche transdisciplinaire autour des usages et enjeux des technologies numériques. Sa réflexion se concentre sur les passerelles et transferts à imaginer et construire entre art, recherche et industrie. Conférencier et co-fondateur du Tiers Lieu Aux fils conducteurs à Rouen, il est également Commissaire pour la Biennale Internationale de Design de Saint Étienne 2019.


En étudiant les Tiers Lieux, nous sommes rapidement confrontés à une grande diversité d’expériences et d’exemples, entre des lieux à vocation plutôt sociale, économique, culturelle, agricole, numérique, etc. Comment faire en sorte que tous ces Tiers Lieux assurent ce même rôle ?

P. D. : Je n'aime pas cette partie segmentation des Tiers Lieux. Tout comme on ne peut pas inventer un Tiers Lieu type à copier-coller dans les territoires. Aucun Tiers Lieu ne se ressemble, tout Tiers Lieu est le fruit de son territoire, de son patrimoine, de son histoire, des gens qui y ont vécu. Il faut avoir ce recul culturel.

Plutôt que de parler de Tiers Lieu je préfère parler de « processus Tiers Lieu ». Tout projet de Tiers Lieu devrait commencer par un processus démocratique de participation citoyenne, avec tous les acteurs impliqués et en fonction de ça, le Tiers Lieu prendra une couleur économique ou sociale ou culturelle ou développement durable, en fonction du contexte en présence. On ne peut pas préjuger de ce que sera un Tiers Lieu donné avant de travailler effectivement dessus. Pour moi, considérer a priori que dans un centre-ville on va faire un Tiers Lieu économique, ailleurs un Tiers Lieu social, etc., serait une erreur. Tu vas faire le Tiers Lieu dont les gens on besoin. Et pour savoir ce dont les gens ont besoin - et par là j’entends les acteurs privés, les associations, les freelances, les étudiants, etc. - il faut passer par un processus de démocratie participative au bout duquel on pourra se dire « ah ba oui, là il y a un vrai besoin économique, un besoin de coworking, ou au contraire il y a une souffrance sociale telle dans ce quartier qu'il y a un vrai besoin d'axer le lieu sur de l'accompagnement social ».

Un Tiers Lieu est lié à sa gouvernance. Il est lié au mode pair-à-pair. Il est lié à l'open source. Sa mission première, c'est de créer du commun : du commun partageable qui ne soit pas une ressource mais un processus d’interactions sociales.

Tout projet de Tiers Lieu devrait commencer par un processus participatif avec tous les acteurs impliqués du territoire, pour faire le Tiers Lieu dont les gens ont besoin.

Comment appréhender la question de la mesure de l’impact des Tiers Lieux ?

P. D. :C’est très difficile d'évaluer l'impact. Un Tiers Lieu c'est toujours en mouvement, même s'il y a des gens incroyablement investis qui le structurent au départ, une programmation, etc., ça reste nébuleux. Je connais le sujet via le prisme de l’évaluation des politiques publiques et notamment du programme européen ERUDITE (Enhancing Rural and Urban Digital Innovation Territories) porté par l’Interreg Europe. Ils ont adopté un indicateur qui s’appelle le SEROI (Social and Economic Return on Investment), calculé en Euro (€). On voit bien qu'on est dans la pure économie libérale parce qu’évaluer l'impact social ici, c'est l'évaluer en devise, le monétiser. Par exemple : la rencontre de 20 personnes qui ne se connaissaient pas, dans une même journée, c’est valorisé 150€, etc. C’est une grille d’analyse absurde en soi. Les critères quantitatifs sont loin d'être les seuls critères à prendre en compte, parce que c'est une culture qu’il faudrait mesurer aussi. Le Tiers Lieu c'est le modèle contributif pair-à-pair qui s'impose partout dans la société.

Avec l’objet Tiers Lieu, on est plus dans la «recherche appliquée» mais dans la «recherche pratiquée». Je vais émettre des idées sur l'espace public, sur le territoire et je vais les confronter à un lieu comme La Quincaillerie et forcément ce que j'aurais posé comme réflexion pourra être totalement modifié par la réalité de terrain. Donc c'est un aller-retour permanent entre recherche et pratique.

Les critères quantitatifs sont loin d'être les seuls critères à prendre en compte, parce que c'est une culture qu’il faudrait mesurer aussi dans les Tiers Lieux.

Cette culture est prégnante ici à La Quincaillerie, comme dans d’autres Tiers Lieux, mais comment s’exprime-t-elle en dehors de ces murs ?

P.D. : Le Tiers Lieu n’impose pas, il pollinise et contamine son territoire. La Quincaillerie est partenaire de beaucoup de gens : elle devient un outil de transformation douce des autres services publics et acteurs de la ville.

Fort de mon implication dans La Quincaillerie, j’accompagne aujourd’hui la CAF de Guéret qui s’est lancée dans une expérimentation nationale sur le thème « repenser l'accueil de la CAF ». Alors il ne s'agit pas de faire un Tiers Lieu mais de s'inspirer du processus Tiers Lieu : créer du lien social, mettre en place du contributif, du pair-à-pair, de l'entraide entre les gens. Ça c'est un des effets de La Quincaillerie qui imbibe comme un buvard ce qui est autour d'elle.

La médiathèque s’y met aussi. Forcément les médiathèques sont ouvertes, elles deviennent des « Troisième-Lieux » ou « Third-Place » dans la lignée de Ray Oldenburg. En 2009, une thésarde de l'ENSSIB (École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques), Mathilde Servet, a sorti une bombe en la matière : son mémoire d’étude Les bibliothèques troisième lieu. Elle amenait ce modèle de Troisième-Lieu avant même qu'on ait pensé les Tiers Lieux : pas la maison, pas le travail, mais un lieu hybride et ça a beaucoup influencé les bibliothèques. Le message était « arrêtez d'être des services avec la douchette à codes-barres, ou l'on vient emprunter des livres mais devenez des lieux d'interactions sociales et de créativité ». D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si l’événement les Rencontr'Actées est un partenariat entre La Quincaillerie et la médiathèque.

Le Tiers Lieu pollinise et contamine son territoire : il devient un outil de transformation doux des autres services publics et acteurs de la ville qui repensent leurs activités.

Pour toi, le fonctionnement d’un Tiers Lieu devrait s’appréhender à une échelle plus vaste que ses proximités géographiques directes ?

P.D. : Avec Baptiste Ridoux (NDLR : coordinateur et concierge de La Quincaillerie), nous avons progressivement accompagné l’ancien centre social de Dun-le-Palestel devenu La Palette, un Tiers Lieu social, puis la friche industrielle les Ateliers de la Mine de Lavaveix-les-Mines qui est un Tiers Lieu à vocation économique et culturelle. Alors qu’est-ce qui s’est formalisé pendant ces trois années ici ? Eh bien c’est un véritable réseau et ce réseau s’appelle Téla. C’est un réseau de Tiers Lieux ruraux qui travaillent ensemble à l’échelle du département de la Creuse et dont La Quincaillerie a été le premier maillon. En trois ans seulement, pas moins quatorze Tiers Lieux ont émergé sur le territoire et neuf ont rejoint le réseau Téla (NDLR : la mission du réseau Téla est de fédérer un réseau de Tiers Lieux, d’accompagner des mairies de l'agglomération sur de la transformation numérique, d’être un point d'appui à l'inclusion numérique).

La Quincaillerie est reconnue ici comme un impulseur et quand Baptiste est invité à témoigner dans des événements comme Numérique en Commun pour parler de Tiers Lieu, elle pollinise au national. Ce type d’exemple est assez rare à l'échelle d'un territoire rural.

La Quincaillerie est l’impulseur d’une dynamique de réseau à l’échelle du département creusois et qui rayonne au delà.

Cet article est issu d'un travail d'équipe avec Samuel Roumeau. C'est le troisième d’une série de huit entretiens réalisés dans le cadre de l’exploration Mille Lieux, disponible en ligne au lien suivant : https://www.le-lab.org/exploration-mille-lieux

Ce travail vise à objectiver l’impact des tiers-lieux au delà du seul prisme économique, à mieux comprendre et valoriser ce qui se joue au sein et autour de ces espaces. Il nous apprend beaucoup de choses, souvent surprenantes, parfois à contre-courant de ce qui se dit et se lit sur les tiers-lieux...alors bonne immersion !


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Yann Bergamaschi
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Le Tiers Lieu favorise l'émergence d'une démocratie plus contributive

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ENTRETIEN avec Pascal Desfarges autour de l'exploration Mille lieux (3/8). Directeur de l’Agence Retiss, Pascal Desfarges est également co-fondateur d'Aux fils conducteurs à Rouen, un Tiers Lieu est un outil de transformation douce des territoires, qui produit des communs et réinvente l’idée de la participation citoyenne. Nous l’avons rencontré à Guéret sur l’un de nos terrains d’exploration, le Tiers Lieu La Quincaillerie.

Nous sommes aujourd’hui à La Quincaillerie et je crois comprendre que ce lieu est une source d’inspiration pour toi. Pour quelle raison ?

Pascal Desfarges : J’ai tout de suite vu ce Tiers Lieu comme un outil de revitalisation du territoire. Il sensibilise les citoyens, en douceur, au travers d’actions, d’animations, du « faire », de rencontres, sur des questions liées au travail, à la fabrication, à l’environnement avec au coeur, évidemment, le système d’interactions sociales que produit un Tiers Lieu. Et c’est ce que crée naturellement La Quincaillerie, de l’interaction sociale : réelle, intergénérationnelle, entre compétences aussi, entre projets, elle passe par l’accueil d’associations, d’entreprises, de sans abris, du tout venant. C'est ça qui est étonnant, tu vas avoir une réunion du groupe AXA Assurance parce qu'ils veulent comprendre les nouveaux modèles de co-working, puis tu va avoir un migrant complètement perdu qui va venir ici pour remplir des papiers administratifs ou recharger son téléphone. Le spectre d'usages et d’usagers de La Quincaillerie est extrêmement large.

Le Tiers Lieu est un outil de revitalisation du territoire qui crée naturellement de l’interaction sociale auprès d’un spectre large d’usagers.

On sent ici une dimension forte d’accueil, les Tiers Lieux seraient donc avant tout des lieux d'hospitalité sur les territoires ?

P. D. : Au delà de ça, les Tiers Lieux comme La Quincaillerie repensent l’espace public, son fonctionnement et la place du citoyen dans cet espace public, citoyen qui devient contributeur. Et c’est là que l’émergence des Tiers Lieux résonne sur d’autres territoires, avec les questions de revitalisation des centres-bourgs mais aussi dans la manière de repenser ce qu’est aujourd’hui un théâtre dans sa ville, un Centre dramatique national (CDN), une médiathèque, une Caisse d’allocations familiales (CAF), une Maison de services au public (MSAP), etc. Et là ça sort des seuls champs de la « mutation du travail », du « développement de projets innovants » ou de l’« économie locale ».

La Quincaillerie est un outil posé dans la ville de Guéret et qui permet au citoyen de la repenser. En fait, c’est un parfait exemple de municipalisme, ce mouvement qui consiste à considérer que l’État se désengage et qui réfléchit à comment la collectivité peut reprendre la main en local et proposer à ses citoyens des outils pour développer leur quartier, leur ville, ou comment être « un outil à la disposition de ». C’est tout le paradoxe de La Quincaillerie et toute son originalité d’ailleurs : juridiquement c’est un service de l’agglomération du Grand Guéret, mais dont le fonctionnement repose sur un mode d’autogestion de pair-à-pair. Il y a des responsables qui sont des agents publics, mais le fonctionnement du lieu est, lui, un véritable fonctionnement Tiers Lieu. C’est une forme de confiance exprimée de la part des élus et de la collectivité.

Les Tiers Lieux repensent l’espace public, son fonctionnement et la place du citoyen dans cet espace public, citoyen qui devient contributeur.

Tout cela semble faire du Tiers Lieu un objet éminemment politique. Comment appréhender cette dimension ?

P. D. : Oui, et la question première c’est l’instrumentalisation politique. Forcément, La Quincaillerie doit être a priori en phase avec les stratégies politiques du territoire car ce lieu est l’expression et le produit d’une volonté politique à la base. Il pourrait y avoir des tensions, des frictions si La Quincaillerie développait des activités ou mettait en oeuvre des actions qui ne seraient pas en phase avec la volonté politique du moment. Pour l’instant ça n’est pas le cas, mais c’est un lieu qui pourrait exploser, ou bien être complètement reformulé en cas de changement de président de l’agglomération par exemple.

Mais c’est aussi un outil politique, au sens noble du terme. Si je compare à d’autres Tiers Lieux que je porte pourtant également en exemples, comme La Smalah dans les Landes ou Le 100ème singe en Haute-Garonne qui disposent également de subventions publiques, ceux-là n’ont pas cette prégnance par rapport à la politique de la ville. La Quincaillerie est un outil de la politique de la ville et ça c’est assez rare.

En fait, c’est l'émergence de la démocratie contributive qui se joue dans ces lieux. C’est une subsidiarité démocratique qui se met en place et qui vient reformuler la position de l'élu face au citoyen. Le Tiers Lieu favorise l'émergence de la démocratie contributive qui va repenser le dialogue entre la ville et son citoyen. Et ça c'est fondamental. Je crois sincèrement que si l'on met en place des réseaux de Tiers Lieux comme La Quincaillerie à l'échelle de grands centres urbains, on va repenser l'implication du citoyen et sa capacité à intervenir sur son espace urbain et sur sa vie quotidienne. Et les zones « rurales » sont aujourd'hui plus innovantes que les zones urbaines dans ce domaine, parce que ce sont des petites échelles propices au développement de ces sortes « d’unités de démocratie contributive ».

Le Tiers Lieu favorise l'émergence de la démocratie contributive qui va repenser le dialogue entre la ville et son citoyen, l'implication de ce dernier et sa capacité à intervenir sur son espace urbain et sur sa vie quotidienne.
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Pascal Desfarges est ingénieur d'idées, spécialiste des territoires collaboratifs et de la médiation numérique. Après des études de philosophie, il enseigne le multimédia, les arts numériques et les nouveaux medias au sein d'écoles des beaux arts. Fondateur et directeur de l’Agence Retiss, il se consacre depuis plus de 10 ans à l'accompagnement de structures culturelles, de collectivités territoriales ou d'établissements publics dans une démarche transdisciplinaire autour des usages et enjeux des technologies numériques. Sa réflexion se concentre sur les passerelles et transferts à imaginer et construire entre art, recherche et industrie. Conférencier et co-fondateur du Tiers Lieu Aux fils conducteurs à Rouen, il est également Commissaire pour la Biennale Internationale de Design de Saint Étienne 2019.


En étudiant les Tiers Lieux, nous sommes rapidement confrontés à une grande diversité d’expériences et d’exemples, entre des lieux à vocation plutôt sociale, économique, culturelle, agricole, numérique, etc. Comment faire en sorte que tous ces Tiers Lieux assurent ce même rôle ?

P. D. : Je n'aime pas cette partie segmentation des Tiers Lieux. Tout comme on ne peut pas inventer un Tiers Lieu type à copier-coller dans les territoires. Aucun Tiers Lieu ne se ressemble, tout Tiers Lieu est le fruit de son territoire, de son patrimoine, de son histoire, des gens qui y ont vécu. Il faut avoir ce recul culturel.

Plutôt que de parler de Tiers Lieu je préfère parler de « processus Tiers Lieu ». Tout projet de Tiers Lieu devrait commencer par un processus démocratique de participation citoyenne, avec tous les acteurs impliqués et en fonction de ça, le Tiers Lieu prendra une couleur économique ou sociale ou culturelle ou développement durable, en fonction du contexte en présence. On ne peut pas préjuger de ce que sera un Tiers Lieu donné avant de travailler effectivement dessus. Pour moi, considérer a priori que dans un centre-ville on va faire un Tiers Lieu économique, ailleurs un Tiers Lieu social, etc., serait une erreur. Tu vas faire le Tiers Lieu dont les gens on besoin. Et pour savoir ce dont les gens ont besoin - et par là j’entends les acteurs privés, les associations, les freelances, les étudiants, etc. - il faut passer par un processus de démocratie participative au bout duquel on pourra se dire « ah ba oui, là il y a un vrai besoin économique, un besoin de coworking, ou au contraire il y a une souffrance sociale telle dans ce quartier qu'il y a un vrai besoin d'axer le lieu sur de l'accompagnement social ».

Un Tiers Lieu est lié à sa gouvernance. Il est lié au mode pair-à-pair. Il est lié à l'open source. Sa mission première, c'est de créer du commun : du commun partageable qui ne soit pas une ressource mais un processus d’interactions sociales.

Tout projet de Tiers Lieu devrait commencer par un processus participatif avec tous les acteurs impliqués du territoire, pour faire le Tiers Lieu dont les gens ont besoin.

Comment appréhender la question de la mesure de l’impact des Tiers Lieux ?

P. D. :C’est très difficile d'évaluer l'impact. Un Tiers Lieu c'est toujours en mouvement, même s'il y a des gens incroyablement investis qui le structurent au départ, une programmation, etc., ça reste nébuleux. Je connais le sujet via le prisme de l’évaluation des politiques publiques et notamment du programme européen ERUDITE (Enhancing Rural and Urban Digital Innovation Territories) porté par l’Interreg Europe. Ils ont adopté un indicateur qui s’appelle le SEROI (Social and Economic Return on Investment), calculé en Euro (€). On voit bien qu'on est dans la pure économie libérale parce qu’évaluer l'impact social ici, c'est l'évaluer en devise, le monétiser. Par exemple : la rencontre de 20 personnes qui ne se connaissaient pas, dans une même journée, c’est valorisé 150€, etc. C’est une grille d’analyse absurde en soi. Les critères quantitatifs sont loin d'être les seuls critères à prendre en compte, parce que c'est une culture qu’il faudrait mesurer aussi. Le Tiers Lieu c'est le modèle contributif pair-à-pair qui s'impose partout dans la société.

Avec l’objet Tiers Lieu, on est plus dans la «recherche appliquée» mais dans la «recherche pratiquée». Je vais émettre des idées sur l'espace public, sur le territoire et je vais les confronter à un lieu comme La Quincaillerie et forcément ce que j'aurais posé comme réflexion pourra être totalement modifié par la réalité de terrain. Donc c'est un aller-retour permanent entre recherche et pratique.

Les critères quantitatifs sont loin d'être les seuls critères à prendre en compte, parce que c'est une culture qu’il faudrait mesurer aussi dans les Tiers Lieux.

Cette culture est prégnante ici à La Quincaillerie, comme dans d’autres Tiers Lieux, mais comment s’exprime-t-elle en dehors de ces murs ?

P.D. : Le Tiers Lieu n’impose pas, il pollinise et contamine son territoire. La Quincaillerie est partenaire de beaucoup de gens : elle devient un outil de transformation douce des autres services publics et acteurs de la ville.

Fort de mon implication dans La Quincaillerie, j’accompagne aujourd’hui la CAF de Guéret qui s’est lancée dans une expérimentation nationale sur le thème « repenser l'accueil de la CAF ». Alors il ne s'agit pas de faire un Tiers Lieu mais de s'inspirer du processus Tiers Lieu : créer du lien social, mettre en place du contributif, du pair-à-pair, de l'entraide entre les gens. Ça c'est un des effets de La Quincaillerie qui imbibe comme un buvard ce qui est autour d'elle.

La médiathèque s’y met aussi. Forcément les médiathèques sont ouvertes, elles deviennent des « Troisième-Lieux » ou « Third-Place » dans la lignée de Ray Oldenburg. En 2009, une thésarde de l'ENSSIB (École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques), Mathilde Servet, a sorti une bombe en la matière : son mémoire d’étude Les bibliothèques troisième lieu. Elle amenait ce modèle de Troisième-Lieu avant même qu'on ait pensé les Tiers Lieux : pas la maison, pas le travail, mais un lieu hybride et ça a beaucoup influencé les bibliothèques. Le message était « arrêtez d'être des services avec la douchette à codes-barres, ou l'on vient emprunter des livres mais devenez des lieux d'interactions sociales et de créativité ». D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si l’événement les Rencontr'Actées est un partenariat entre La Quincaillerie et la médiathèque.

Le Tiers Lieu pollinise et contamine son territoire : il devient un outil de transformation doux des autres services publics et acteurs de la ville qui repensent leurs activités.

Pour toi, le fonctionnement d’un Tiers Lieu devrait s’appréhender à une échelle plus vaste que ses proximités géographiques directes ?

P.D. : Avec Baptiste Ridoux (NDLR : coordinateur et concierge de La Quincaillerie), nous avons progressivement accompagné l’ancien centre social de Dun-le-Palestel devenu La Palette, un Tiers Lieu social, puis la friche industrielle les Ateliers de la Mine de Lavaveix-les-Mines qui est un Tiers Lieu à vocation économique et culturelle. Alors qu’est-ce qui s’est formalisé pendant ces trois années ici ? Eh bien c’est un véritable réseau et ce réseau s’appelle Téla. C’est un réseau de Tiers Lieux ruraux qui travaillent ensemble à l’échelle du département de la Creuse et dont La Quincaillerie a été le premier maillon. En trois ans seulement, pas moins quatorze Tiers Lieux ont émergé sur le territoire et neuf ont rejoint le réseau Téla (NDLR : la mission du réseau Téla est de fédérer un réseau de Tiers Lieux, d’accompagner des mairies de l'agglomération sur de la transformation numérique, d’être un point d'appui à l'inclusion numérique).

La Quincaillerie est reconnue ici comme un impulseur et quand Baptiste est invité à témoigner dans des événements comme Numérique en Commun pour parler de Tiers Lieu, elle pollinise au national. Ce type d’exemple est assez rare à l'échelle d'un territoire rural.

La Quincaillerie est l’impulseur d’une dynamique de réseau à l’échelle du département creusois et qui rayonne au delà.

Cet article est issu d'un travail d'équipe avec Samuel Roumeau. C'est le troisième d’une série de huit entretiens réalisés dans le cadre de l’exploration Mille Lieux, disponible en ligne au lien suivant : https://www.le-lab.org/exploration-mille-lieux

Ce travail vise à objectiver l’impact des tiers-lieux au delà du seul prisme économique, à mieux comprendre et valoriser ce qui se joue au sein et autour de ces espaces. Il nous apprend beaucoup de choses, souvent surprenantes, parfois à contre-courant de ce qui se dit et se lit sur les tiers-lieux...alors bonne immersion !


by 
Yann Bergamaschi
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